Yvonne. Delpit Édouard
de soumission, doublé d'une toux à ébranler les murailles.
Un jour que M. Laffont se promenait à quelques portées de fusil de la Riveraine, tandis qu'il côtoyait un ravin désert, un phénomène assez singulier captiva son attention: on chantait au-dessus de sa tête. Le fait, en soi, n'offrait rien de miraculeux, ni même d'extraordinaire; mais là où il se compliquait, c'est qu'on chantait une berceuse de Schumann. En ces montagnes, parmi ce peuple de pâtres, cela ne laissait point de rompre en visière à toutes les traditions. Qui diantre pouvait être le virtuose? Il gravit la pente, gagna le sommet du tertre. Au milieu de ses moutons, Robert, couché sur le dos, les mains sous le crâne, avait les yeux perdus dans le rêve.
– Comment! c'est toi? dit le propriétaire de la Riveraine. D'où sais-tu ce que tu chantes?
– On m'endormait autrefois avec cet air. La fin m'échappe.
– La reconnaîtrais-tu, si tu l'entendais?
M. Laffont fredonna quelques notes. Robert le dévorait des yeux.
– Oui, oui, dit-il.
Et de sa voix pure, d'un bout à l'autre, sans hésiter cette fois, il modula le chef-d'œuvre retrouvé. M. Laffont s'assit près de lui. Cet instinct musical l'émerveillait, l'attirait vers la créature aux traits fins, qui chantait à la manière des rossignols, sans les leçons de personne.
– Tu n'es pas du pays. D'où es-tu?
– Je l'ignore. J'ignore même depuis combien d'années je suis aux Mérilles, chez M. Benoît. Mais là où j'étais avant d'être ici, on m'aimait.
L'enfant poussa un soupir qui remua M. Laffont.
– Pauvre petit! dit le père de Blanche, en mettant une caresse aux boucles emmêlées des cheveux blonds.
C'était prendre le cœur de Robert, qui conta tout d'une haleine le peu qu'il savait de l'autrefois, son existence misérable, ses récents bonheurs et sa gratitude pour Blanche. M. Laffont songeait, en l'écoutant, que Dieu venait, selon toute apparence, de placer un devoir sur sa route.
Avant de rentrer à la Riveraine, il alla chez Benoît, le pressa de questions. D'où tenait-il Robert? Quelle était sa famille? L'autre se barricadait avec rage dans l'hospice des Enfants-Trouvés. Une famille, à ceux qu'on ramassait en pareil lieu? M. Laffont insista: Robert se rappelait ses parents, son pays, dépeignait la mer, gardait un souvenir vague, pourtant positif, de choses que le très bas âge ne remarque pas; il n'était donc plus au berceau lorsqu'on le prenait aux Mérilles. Soutenu par le regard de sa femme qui, derrière l'interlocuteur, faisait des signes impérieux, Benoît s'embrouillait à dessein en des apostrophes contre le pâtre et des dithyrambes à leur gloire personnelle, dont la conclusion la plus nette fut que sa digne moitié et lui représentaient la charité dans ce bas-monde, où Robert incarnait l'ingratitude. L'embarras, la colère, les refus de répondre accrurent chez M. Laffont la certitude d'un mystère intéressant sur la piste duquel il remerciait la berceuse de Schumann de l'avoir mis, que l'attitude bizarre du rustre rendait plus piquant, et qu'il se promit de tirer au clair.
Un formidable geste de menace ponctua sa sortie. Ah! le vagabond parlait, se souvenait, faisait devant les curieux craquer sa peau? on la lui tannerait donc.
– Prends garde! dit la femme. Ta main est lourde. Tu vas le tuer ou l'estropier. Avec l'intonation paisible d'une bonne commerçante soucieuse avant tout des profits de la caisse, elle ajouta: En trouverions-nous un autre pour le remplacer, comme la dernière fois?
Un grognement de bête accueillit l'observation. Benoît détestait qu'on lui ressassât l'histoire: un petit disparu, sans que personne s'en fût douté, un second venant à point et laissant les comptes en règle à l'endroit de l'hospice. Tête d'enfant pour tête d'enfant. Rien ne se ressemble davantage – à distance.
– D'ailleurs, et la dame? reprit la ménagère.
– Elle se soucie bien de lui! Elle recommandait de le traiter comme un cheval; cela revenait à dire de le supprimer.
M. Laffont appartenait à une famille fixée de temps immémorial dans le Vivarais. Jadis considérable, le patrimoine, à la révolution de 1830, se trouva presque dévoré. M. Laffont se contenta des bribes: entre sa femme, son fils et sa fille, elles lui permettaient encore le bonheur. Tout le pays appréciait son excessive bonté, sa façon d'être douce aux plus humbles. Cette bonté traditionnelle fut à peine en éveil au sujet de Robert, qu'il mit tout en œuvre afin de se guider dans ce méandre obscur. Il commença d'abord; et sous cape, une sorte d'enquête. Le maître des Mérilles, jadis obéré de dettes, levait en peu de temps ses hypothèques, arrondissait son domaine, grâce à un legs, disait-il. Certains parlèrent d'absences mystérieuses de madame Benoît, suivies de l'apparition du pâtre Robert, quelque sept ou huit ans plus tôt. La version générale fixait à sa naissance l'entrée de Robert aux Mérilles: il venait de l'hospice de Lyon et l'administration le laissait là, sans doute par oubli.
M. Laffont se perdait en ces contradictions.
Le premier valet de charrue des Mérilles, Antoine, y jeta une pointe de drame: tout le monde avait raison et tout le monde avait tort. Oui, l'arrivée de Robert datait de sept ans, quoiqu'il fût là depuis le berceau, soit douze années; Robert était un joli garçon, bien découplé, blond, facile à vivre, quoiqu'on l'eût connu petit, malingre, avec des cheveux couleur d'étoupe, plus méchant qu'une fouine. Il se passait des choses bizarres à la barbe du bon Dieu, et même à celle de la justice; mais on le hacherait en morceaux, lui Antoine, avant d'obtenir une parole sur un sujet aussi délicat. Madame Benoît le tenait en quelque estime; on en causait assez dans le bourg, les commères aux veillées s'y affilaient la langue; on ne manquerait pas de croire qu'il se voulait débarrasser du mari en l'envoyant aux galères.
– Surtout, monsieur, mettons que je ne vous ai rien conté. Si l'un des enfants a pris la place de l'autre, tant mieux, c'est leur affaire; et s'il y en a un d'enterré dans un creux du Rhône, tant pis, qu'il y reste!
L'accusation était grave, M. Laffont répugna de s'y arrêter. Mais plus s'épaississait le mystère, plus il se livrait aux conjectures. La moins invraisemblable fut que Robert était né d'une faute dissimulée avec la complicité des Benoît. Ceux-ci recevaient apparemment le prix de leur silence; ils se tairaient toujours. Alors à quoi se résoudre? Faire çà et là venir l'enfant, cultiver ses dispositions naturelles, lui faciliter les moyens de s'affranchir d'une existence misérable? Sans doute, mais après? L'heure de l'abandon sonnerait vite, la situation à la Riveraine interdisant de trop lourds sacrifices; que deviendrait Robert, une fois seul, dénué de ressources, avec des soifs de gloire, si vraiment ses instincts d'artiste étaient une vocation? Aurait-il l'énergie de se créer une place au soleil? Mieux valait le laisser à son ignorance. On ne regrette pas l'inconnu. Et de ceux qui, partis enfiévrés par le rêve, s'en reviennent meurtris par la réalité, le martyrologe est si long! Toutefois, avant de se décider, il voulut le revoir. Inutilement il le chercha dans la campagne. Le petit pâtre ne gardait plus le troupeau des Mérilles, madame Benoît le remplaçait. Plusieurs jours s'écoulèrent. Blanche se plaignit d'être oubliée. Que devenaient les fleurs sauvages, les pierres curieuses, les nids d'oiseaux, et celui qui, d'habitude, les apportait chaque soir? De son côté, Gaston fouilla en vain les bords du Rhône, les coteaux ardus, les haies de mûriers. Aussi madame Laffont triomphait-elle. Jamais sa voix sonore ne lança d'aussi claires fanfares. Le triomphe fut de courte durée, Blanche et Gaston ayant décidé leur père à les conduire aux Mérilles.
– Aux Mérilles!
Ce cri de révolte eût rendu l'ouïe aux sourds. Elle le couvrit, par déférence conjugale, d'un fracas d'ordres lancés de droite et de gauche, d'autant que, si elle n'en pouvait croire ses oreilles, force lui était bien d'en croire ses yeux qui lui montraient le trio déjà loin dans l'avenue.
La maison était déserte, les travailleurs vaquaient au loin, dans les champs. Comme Blanche poussait la porte d'une étable, elle se cramponna, très pâle, contre Gaston: Robert était là, gisant sur un tas de paille, le corps couvert d'ecchymoses, un genou luxé. Près de lui, une jatte d'eau et un morceau de pain. M. Laffont resta stupéfait. Antoine, avec ses sous-entendus,