Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1. Dozy Reinhart Pieter Anne
de Médine ne demandaient pas mieux que de pouvoir parler en témoins oculaires de l'impiété de son cousin, afin d'exciter leurs concitoyens à la révolte? Au lieu de les engager à se rendre à la cour du calife, il eût dû les en empêcher à tout prix.
Ce que l'on pouvait prévoir était arrivé. Yézîd, il est vrai, avait offert aux députés une hospitalité cordiale et pleine d'égards; il avait été fort généreux; il avait donné au Défenseur Abdallâh, fils de Handhala (c'est-à-dire d'un noble et vaillant guerrier qui était mort à Ohod en combattant pour Mahomet), cent mille pièces d'argent; il en avait donné vingt ou dix mille, selon leur rang, aux autres députés92; mais comme il ne se gênait jamais pour qui que ce fût et que sa cour n'était pas tout à fait un modèle de retenue et d'abstinence, la liberté de ses mœurs, jointe à sa prédilection pour les Bédouins qui, il faut en convenir, étaient bien quelque peu brigands dans l'occasion, avait scandalisé énormément ces austères et rigides citadins, ennemis naturels des fils du Désert.
De retour dans leur ville natale, ils ne tarirent point sur l'impiété du calife. Leurs rapports un peu exagérés peut-être, leurs diatribes pleines d'une sainte indignation, firent une impression si grande sur des cœurs déjà tout disposés à croire aveuglément tout le mal que l'on voudrait dire au sujet de Yézîd, que bientôt une scène extraordinaire se passa dans la mosquée. Les Médinois s'y étant réunis, l'un d'eux s'écria: «Je rejette Yézîd ainsi que je rejette maintenant mon turban;» et en disant ces mots, il ôta sa coiffure. Puis il ajouta: «Yézîd m'a comblé de présents, j'en conviens, mais c'est un ivrogne, un ennemi de Dieu.» – «Et moi, dit un autre, je rejette Yézîd comme je rejette ma sandale.» Un troisième: «Je le rejette comme mon manteau;» un quatrième: «Je le rejette comme ma bottine.» D'autres personnes les imitèrent, et bientôt, singulier spectacle, on vit dans la mosquée un amas de turbans, de manteaux, de bottines, de sandales.
La déchéance de Yézîd ainsi prononcée, on résolut d'expulser de la ville tous les Omaiyades qui s'y trouvaient. On leur signifia par conséquent qu'ils devaient partir sans retard, mais qu'auparavant ils devaient jurer de ne jamais aider les troupes qui marcheraient contre la ville, de les repousser plutôt, et dans le cas où la chose se trouverait au-dessus de leurs forces, de ne point rentrer dans la ville avec les troupes syriennes. Othmân, le gouverneur, essaya, mais sans succès, de faire sentir aux rebelles le danger auquel ils s'exposaient en l'expulsant. «Bientôt, leur dit-il, une armée nombreuse va arriver ici pour vous écraser, et alors vous vous féliciterez de pouvoir dire qu'au moins vous n'avez pas chassé votre gouverneur. Attendez pour me faire partir que vous ayez remporté la victoire. Ce n'est pas dans mon intérêt, c'est dans le vôtre que je vous parle ainsi; car je voudrais empêcher l'effusion de votre sang.» Loin de se rendre à ces raisonnements, les Médinois le chargèrent d'imprécations aussi bien que Yézîd. «C'est par toi que nous allons commencer, lui dirent-ils, et l'expulsion de tes parents suivra de près la tienne.»
Les Omaiyades étaient furieux. «Quelle méchante affaire! Quelle détestable religion93!» s'écria Merwân, qui avait été successivement ministre du calife Othmân et gouverneur de Médine, mais qui maintenant eut bien de la peine à trouver quelqu'un qui voulût prendre soin de sa femme et de ses enfants. Il fallait toutefois se plier aux circonstances. Après avoir prêté le serment voulu, les Omaiyades se mirent donc en route, poursuivis par les huées de la populace; on alla même jusqu'à leur jeter des pierres, et l'affranchi Horaith le Sauteur, ainsi nommé parce que, l'un des anciens gouverneurs lui ayant fait couper un pied, il marchait comme en sautant, aiguillonnait sans relâche les montures de ces infortunés, chassés comme de vils criminels d'une cité où ils avaient si longtemps commandé en maîtres. Enfin on arriva à Dhou-Khochob, où les exilés devraient rester jusqu'à nouvel ordre.
Leur premier soin fut de dépêcher quelqu'un en courrier vers Yézîd, pour l'informer de leur infortune et lui demander du secours. Les Médinois l'apprirent. Aussitôt une cinquantaine de leurs cavaliers se mit en route pour chasser les Omaiyades de leur retraite. Le Sauteur ne manqua pas de profiter de cette nouvelle occasion pour assouvir sa vengeance; lui et un membre de la famille des Beni-Hazm (famille de Défenseurs qui avait facilité le meurtre du calife Othmân en mettant sa maison à la disposition des rebelles) piquaient le chameau que montait Merwân avec tant de rigueur, que l'animal faillit jeter son cavalier par terre. Moitié crainte, moitié compassion, Merwân descendit de son chameau en disant: «Va-t-en et sauve-toi!» Quand on fut arrivé à un endroit nommé Sowaidâ, Merwân vit venir à lui un de ses clients qui demeurait dans ce hameau et qui le pria de partager son repas. «Le Sauteur et ses dignes compagnons ne me permettront pas de m'arrêter, lui répondit Merwân. Plaise au ciel qu'un jour nous ayons cet homme en notre pouvoir! dans ce cas il ne tiendra pas à nous que sa main ne partage le sort qui a frappé son pied.» Enfin, quand on fut arrivé à Wâdî-'l-corâ, on permit aux Omaiyades d'y rester94.
Sur ces entrefaites, la discorde fut sur le point d'éclater parmi les Médinois eux-mêmes95. Tant qu'il ne s'était agi que d'expulser les Omaiyades, de les injurier, de les maltraiter, l'union la plus parfaite n'avait pas cessé un seul instant de régner parmi tous les habitants de la ville; mais il en fut autrement lorsqu'il fallut élire un calife. Les Coraichites ne voulaient pas d'un Défenseur, et les Défenseurs ne voulaient pas d'un Coraichite. Cependant, comme on sentait le besoin de la concorde, on résolut de laisser la grande question en suspens et de choisir des chefs provisoires. On choisirait un nouveau calife quand Yézîd serait détrôné96.
Quant à celui-ci, le courrier expédié par les Omaiyades lui avait rendu compte de ce qui était arrivé. En apprenant ces nouvelles, il fut plutôt surpris et indigné de la conduite passive de ses parents qu'irrité contre les séditieux.
– Les Omaiyades ne pouvaient-ils donc réunir un millier d'hommes en rassemblant leurs affranchis? demanda-t-il.
– Assurément, lui répondit le messager; ils auraient pu en réunir sans peine trois mille.
– Et avec des forces aussi considérables, ils n'ont pas même tenté de résister pendant au moins une heure?
– Le nombre des rebelles était trop grand; toute résistance eût été impraticable97.
Si Yézîd n'eût écouté que sa juste indignation contre des hommes qui s'étaient révoltés après avoir accepté sans scrupule ses cadeaux et son argent, il eût envoyé dès lors une armée pour les châtier; mais il voulait encore éviter, s'il était possible, de se brouiller pour toujours avec les dévots; il se rappelait peut-être que le Prophète avait dit: «Celui qui tirera l'épée contre les Médinois, Dieu et les anges et les hommes le maudiront98,» et pour la seconde fois il fit preuve d'une modération dont il faut lui tenir compte, d'autant plus qu'elle n'était pas dans son caractère. Voulant encore tenter la voie de la douceur, il envoya à Médine le Défenseur Nomân, fils de Bachîr. Ce fut en vain. Les Défenseurs, il est vrai, ne demeurèrent pas tout à fait insensibles aux sages conseils de leur contribule, qui leur représentait qu'ils étaient trop faibles, trop peu nombreux, pour pouvoir résister aux armées de la Syrie; mais les Coraichites ne voulaient que la guerre, et leur chef, Abdallâh, fils de Motî, dit à Nomân: «Pars d'ici, car tu n'es venu que pour détruire la concorde qui, grâce à Dieu, règne à présent parmi nous. – Ah! tu es bien brave, bien hardi, en ce moment, lui répondit Nomân; mais je sais ce que tu feras quand l'armée de Syrie sera devant les portes de Médine; alors tu fuiras vers la Mecque, monté sur le plus rapide de tes mulets, et tu abandonneras à leur sort ces infortunés, ces Défenseurs, qui seront égorgés dans leurs rues, dans leurs mosquées et devant les portes de leurs maisons.» Enfin, voyant tous ses efforts inutiles, Nomân retourna auprès de Yézîd, auquel il rendit compte du mauvais succès de sa mission99. «Puisqu'il le faut donc absolument, dit alors le calife, je les ferai écraser par les chevaux de mes Syriens
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Weil, t. I, p. 326. Le dixième député, Mondhir, fils de Zobair, n'accompagna pas ses collègues pendant leur retour à Médine, car il avait obtenu de Yézîd la permission d'aller en Irâc;
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Ces paroles se trouvent dans l'
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Weil, t. I, p. 326, dans la note.
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Soyoutî,
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Ibn-Khaldoun, t. II, fol. 169 r. et v.