Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 4. Dozy Reinhart Pieter Anne
Codâm les avait fait enfermer à Almuñecar. Or, il aimait passionnément sa femme, une jeune et belle Andalouse, et sa tendresse pour ses enfants, un fils et une fille, était extrême. Ne pouvant se résoudre à vivre sans eux, et craignant surtout que Bâdîs ne se vengeât de son crime sur ces têtes chéries, il venait maintenant implorer son pardon, et quoiqu’il connût l’humeur implacable et sanguinaire du tyran, il espérait néanmoins que cette fois il ne serait pas inflexible, attendu qu’il avait déjà fait grâce à son oncle Abou-Rîch, qui avait également trempé dans le complot.
S’agenouillant donc devant le prince:
– Seigneur, lui dit-il, ayez pitié de moi! Je vous assure que je suis innocent.
– Quoi, s’écria Bâdîs le regard enflammé de colère, tu oses te présenter devant moi? Tu as semé la discorde dans ma famille, et à présent tu viens me dire que tu n’es pas coupable! Crois-tu donc qu’il soit si facile de me tromper?
– Pour l’amour de Dieu, soyez clément, seigneur! Souvenez-vous qu’un jour vous m’avez pris sous votre protection, et que, condamné à vivre loin des lieux qui m’ont vu naître, je suis déjà assez malheureux. Ne m’imputez pas le crime commis par votre cousin; je n’y ai participé d’aucune manière. Il est vrai que je l’ai accompagné dans sa fuite; mais je l’ai fait parce que, comme vous me saviez lié avec lui, je craignais d’être puni comme son complice. Me voici devant vous: si vous le voulez absolument, je suis prêt à m’avouer coupable d’un crime dont je suis innocent, pourvu que de cette manière je puisse obtenir votre pardon. Traitez-moi comme il sied à un grand roi, à un monarque qui est placé trop haut pour avoir de la rancune contre un pauvre homme comme moi, et rendez-moi ma famille.
– Certes, je te traiterai comme tu le mérites, s’il plaît à Dieu. Retourne à Grenade; tu y retrouveras ta famille, et quand j’y serai revenu, je règlerai tes affaires.
Rassuré par ces paroles, dont il ne remarqua pas d’abord l’ambiguïté, Abou-’l-Fotouh prit le chemin de Grenade sous l’escorte de deux cavaliers. Mais quand il fut arrivé dans le voisinage de la ville, Codâm le nègre exécuta les ordres qu’il venait de recevoir de son maître. Il fit donc arrêter Abou-’l-Fotouh par ses satellites, qui, après lui avoir rasé la tête, le placèrent sur un chameau. Un nègre d’une force herculéenne monta derrière lui, et se mit à le souffleter sans relâche. De cette manière il fut promené par les rues, après quoi on le jeta dans un cachot fort étroit, qu’il dut partager avec un de ses complices, un soldat berber qui avait été fait prisonnier dans la bataille d’Ecija.
Plusieurs jours se passèrent. Bâdîs était déjà de retour et pourtant il n’avait encore rien décidé à l’égard d’Abou-’l-Fotouh. Cette fois, au rebours de ce qui s’était passé alors qu’il s’agissait d’Ibn-Abbâs, c’était Bologguîn qui l’empêchait de prononcer l’arrêt fatal. Bologguîn s’intéressait au docteur, on ne sait pourquoi; il tâchait de prouver son innocence, et il le défendait avec tant de chaleur, que Bâdîs, craignant de le mécontenter, hésitait à prendre une résolution. Mais un jour que Bologguîn se grisait dans une orgie – ce qui lui arrivait fréquemment, de même qu’à son frère – Bâdîs se fit amener Abou-’l-Fotouh ainsi que son compagnon. Dès qu’il vit le docteur, il vomit contre lui un torrent d’injures; après quoi il continua en ces termes: «Tes étoiles ne t’ont servi de rien, menteur que tu es! N’avais-tu pas promis à ton émir, à ce pauvre imbécile dont tu avais fait ta dupe, qu’il m’aurait bientôt en son pouvoir et qu’il régnerait trente ans sur mes Etats? Pourquoi n’as-tu pas plutôt dressé ton propre horoscope? Tu aurais pu te préserver alors d’un grand malheur. Ta vie, misérable, est à présent entre mes mains!»
Abou-’l-Fotouh ne lui répondit rien. Quand il espérait revoir une épouse et des enfants qu’il adorait, il s’était abaissé à la prière et au mensonge; mais à présent, pleinement convaincu que rien ne pourrait fléchir ce perfide et farouche tyran, il retrouva toute sa fierté, toute la force de son âme, toute l’énergie de son caractère. Les yeux fixés sur le sol, un sourire méprisant sur les lèvres, il garda un silence plein de dignité. Cette attitude noble et calme mit le comble à l’irritation de Bâdîs. Ecumant de rage, il bondit de son siége, et tirant son épée, il la plongea dans le cœur de sa victime. Abou-’l-Fotouh reçut le coup fatal sans sourciller, sans qu’une plainte s’échappât de sa poitrine, et son courage arracha à Bâdîs lui-même un cri d’admiration involontaire. Puis, s’adressant à Barhoun, un de ses esclaves: «Tu couperas la tête à ce cadavre, lui dit le roi, et tu la feras attacher à un poteau. Quant au corps, tu l’enterreras à coté de celui d’Ibn-Abbâs. Il faut que mes deux ennemis reposent l’un à côté de l’autre jusqu’au jour du dernier jugement… Et maintenant c’est ton tour. Approche, soldat!»
Le Berber auquel s’adressaient ces paroles était en proie à une indicible angoisse et tremblait de tous ses membres. Tombant à genoux, il tâcha de s’excuser de son mieux et conjura le prince d’épargner sa vie. «Misérable, lui dit alors Bâdîs, as-tu donc perdu toute honte? Le docteur chez qui un peu de crainte eût été excusable, a subi la mort avec un courage héroïque, comme tu as pu le voir; il n’a pas daigné m’adresser une seule parole, et toi, vieux guerrier, toi qui te comptais parmi les plus braves, tu montres tant de lâcheté? Que Dieu n’ait pas pitié de toi, misérable!» Et il lui coupa la tête. (20 octobre 1039.)
Ainsi que Bâdîs l’avait ordonné, Abou-’l-Fotouh fut enseveli à côté d’Ibn-Abbâs. Les regrets de la partie intelligente et lettrée de la population de Grenade le suivirent dans la tombe, et maintefois, en passant près de l’endroit qui renfermait sa dépouille mortelle, l’Arabe, condamné à porter en silence le joug d’un étranger et d’un barbare, murmurait tout bas: «Ah! quels savants incomparables étaient-ils, ceux dont les ossements reposent ici!.. Dieu seul est immortel; que son nom soit glorifié et sanctifié!»56
IV
Le sanguinaire tyran de Grenade devenait de plus en plus le chef de son parti. Il est vrai qu’il reconnaissait encore la suzeraineté des Hammoudites de Malaga, mais ce n’était que pour la forme. Ces princes étaient très-faibles: ils se laissaient dominer par leurs ministres, ils s’exterminaient les uns les autres par le fer ou par le poison, et loin de pouvoir songer à contrôler leurs puissants vassaux, ils s’estimaient heureux s’ils réussissaient à régner, avec quelque apparence de tranquillité, sur Malaga, Tanger et Ceuta.
Il y avait, d’ailleurs, une profonde différence entre ces deux cours. A celle de Grenade il n’y avait que des Berbers ou des hommes qui, comme le juif Samuel, agissaient constamment dans l’intérêt berber. Il y régnait, par conséquent, une remarquable unité de vues et de plans. A la cour de Malaga, au contraire, il y avait aussi des Slaves, et tôt ou tard les jalousies, les rivalités, les haines, qui avaient tant contribué à renverser les Omaiyades, devaient s’y faire jour.
Le calife Idrîs Ier, déjà malade au moment où il envoya ses troupes contre les Sévillans, rendit le dernier soupir deux jours après qu’il eut reçu la tête d’Ismâîl, qui avait été tué dans la bataille d’Ecija. Aussitôt la lutte s’engage entre Ibn-Bacanna, le ministre berber, et Nadjâ, le ministre slave. Le premier veut donner le trône à Yahyâ, le fils aîné d’Idrîs, pleinement convaincu que dans ce cas le pouvoir lui appartiendra. Le Slave s’y oppose. Premier ministre dans les possessions africaines, il y proclame calife Hasan ibn-Yahyâ, un cousin germain de l’autre prétendant, et prépare tout pour passer le Détroit avec lui. D’un caractère moins ferme, moins audacieux, le ministre berber se laisse intimider par l’attitude menaçante du Slave. Ne sachant à quelle résolution s’arrêter, il veut tantôt persister dans son projet, et tantôt y renoncer. Dans son indécision, il néglige de prendre les mesures nécessaires. Tout à coup il voit la flotte africaine mouiller dans la rade de Malaga. Il s’enfuit en toute hâte, et se retire à Comarès avec son prétendant. Hasan, maître de la capitale, lui fait dire qu’il lui pardonne et qu’il lui permet de revenir. Le Berber se fie à sa parole, mais on lui coupe la tête. La prédiction
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Ibn-al-Khatîb, fol. 114 v. -115 v.