De l'origine et de l'institution du notariat. Fabre Euryale
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De l'origine et de l'institution du notariat / Précis historique lu à l'Academie des Sciences, belles-lettres et arts de Clermont-Ferrand
Les hommes ont d'abord joui en commun de tous les biens de la terre. La munificence du Créateur avait doté chacun d'un apanage dont l'immense étendue dépassait celle du désir, et les valeurs mobilières étaient, pour la plupart, sans attrait, alors que leur usage était inconnu.
Mais l'amour du bien-être, qui inspira celui de la propriété, fut aussi rapide, aussi vif qu'il est naturel; cette communauté complète et primitive ne tarda donc pas à se modifier par les conventions, dans l'intérêt même de la paix et du bien général.
Son abolition partielle se retrouve dans les mœurs des anciens Scythes qui partagent les troupeaux et les objets mobiliers, en laissant en commun les terres, les forêts et les prairies; mais bientôt la division s'étendit aux immeubles.
Le droit de propriété reconnu, il devint le principe le plus actif de la civilisation, dont il est encore la base la plus sûre.
Ce droit emportait avec lui celui de transmission, qui nécessitait à son tour une convention et l'instrument qui devait en assurer l'effet. De la convention au contrat, quelle qu'en soit la forme, il n'y a donc qu'un seul anneau, celui qui sépare le fait existant du fait constaté.
Examinons comment les conventions ont été établies par les premiers peuples; comment elles le sont encore aujourd'hui chez les nations qui sont au berceau.
Les conventions ont eu pour premier lien, la foi promise, qui sera toujours la plus exacte comme la plus douce des garanties, et, pour seul tribunal, la conscience, haute et sévère mais sainte juridiction.
Deux écueils inhérents à la nature humaine démontrèrent bientôt l'insuffisance de ce premier mode de transmission.
Le premier fut l'infidélité du souvenir qui provoque l'incertitude de la conscience. Le sentiment intérieur peut aussi s'égarer quelquefois malgré son respect pour lui-même, ou varier suivant les sentiments qui nous dominent. Il est trop entier peut-être avec la force et la santé, inquiet, indécis avec la maladie, timide et faible sans l'intelligence.
Le second, fut la mort qui vient toujours paralyser l'exécution d'une volonté restée inédite.
En égard de ces difficultés, on eut recours au serment des intéressés survivants, honorable mais périlleux appel à la conscience et à l'honneur de son adversaire. Ce flambeau de la justice est encore vivant, sévère et majestueux dans nos codes, où il a été conservé avec sagesse par la législation comme moyen décisif ou comme auxiliaire des autres preuves; et, par la morale, comme un excellent précepte pour toutes les générations, et un énergique désaveu contre le soupçon de corruption que chaque siècle paraît si disposé à porter contre lui-même.
Bientôt un premier rayon de civilisation vient éclairer la terre, mais il a pour satellites toutes les nécessités de la vie sociale, les passions jalouses et la mauvaise foi. Dès lors, le serment des intéressés ne sauvegarde plus le droit de propriété, et l'on invoque les témoignages des parents, des voisins, des amis: ce sont eux qui règlent d'abord les différents; et ces arbitrages de famille, de voisinage ou d'amitié, sont le berceau du pouvoir judiciaire.
Il est vrai que les débats ne s'agitent pas encore sur l'application d'un texte, l'interprétation d'un titre ou la signification d'un mot, mais bien sur l'existence d'un fait accepté de part et d'autre comme preuve d'un consentement ostensible et sérieux. On a compris qu'il faut, dans ces époques primitives, frapper les sens du peuple par une action palpable qui grave dans la mémoire, inculte et distraite de chaque intéressé et de chaque témoin, les actes essentiels de la vie civile; on imagine alors les signes et les symboles, dignes ascendants des formes sacramentelles conservées, par la tradition, dans quelques parties de notre législation actuelle.
On étend la main droite pour donner un mandat; la garantie se marque par le poing fermé; on interrompt la prescription en brisant une branche; on se frappe dans la main pour conclure un marché; l'héritier fait craquer ses doigts pour indiquer l'accroissement d'héritage; le don d'un anneau de fer équivaut à une promesse de mariage. A Rome, le préteur va prendre une motte dans le champ en litige, et comme tradition du champ lui-même, il la remet à celui qu'il déclare propriétaire.
Le jeu intervient aussi pour arracher un consentement ou fixer la valeur d'un objet. Les deux contractants sont en présence, le vendeur indique son prix et l'acquéreur le sien; ils jouent ensuite à la mourre pour savoir quelle est celle des deux estimations qui sera suivie; ce jeu n'est pas, il est vrai, de pur hasard, il exige de la précision, de l'assurance dans le coup d'œil; mais il n'est pas moins d'une singularité remarquable de voir le jeu venir présider aux conventions et se travestir sous le manteau de la justice.
L'usage des témoignages et des symboles s'est conservé longtemps chez les Hébreux, bien qu'ils eussent rapporté d'Egypte l'art de l'écriture; car, d'après la loi de Moïse, quelques actes seulement devaient être constatés par écrit, de ce nombre était le divorce (Deutéronome, chap. 24, v. 1 et 3).
Les serments, les témoignages et les symboles furent bientôt impuissants contre l'avidité, fille illégitime de la civilisation qui grandit et prospère avec elle; passion irréfléchie, puisque tous nos succès sont constamment devancés par la rapidité de nos vœux; hostile à la raison, puisque la fortune si désirée, si chèrement escomptée quelquefois, n'a jamais procuré deux véritables et justes satisfactions.
Loin de soulager nos peines et nos souffrances, les richesses favorisent un calme et une oisiveté qui laissent un trop libre cours aux réflexions chagrines, et multiplient ainsi des tourments que les nécessités du travail auraient peut-être dissipés; elles ne peuvent satisfaire qu'un seul sentiment louable, la générosité, celui précisément qui reste toujours inconnu de l'avide et de l'avare.
Les faits ont démenti ces théories: notre ambition, souvent sans but et toujours sans limites, nous a fait méconnaître nos promesses, fausser nos serments, déguiser nos témoignages, et c'est la mauvaise foi qui a nécessité l'établissement des contrats écrits. Ces traces mortes du consentement ont sur les autres modes de justification dont nous avons parlé, le privilége d'être moins fugitives que la mémoire, plus sincères que les témoignages, et de rester toujours inaccessibles aux passions et aux changements de volonté.
Comme, dans l'origine, très-peu de personnes savaient écrire, on employa ceux qui connaissaient cet art, les scribes, modestes aïeux des notaires d'aujourd'hui; c'est ainsi que les besoins de la société donnèrent naissance à une institution qui, du rang infime des scribes, s'est élevée progressivement jusqu'au rôle de premier conseiller de la famille, de confesseur laïque des peuples, jusqu'à la dignité du fonctionnaire public.
Quelle immense distance entre ces premiers écrivains, dont la vieille histoire des Hébreux nous conserve le souvenir, et les officiers publics créés par la loi de l'an XI, pour donner aux conventions l'authenticité attachée aux actes de l'autorité publique, nommés à vie, investis par délégation immédiate d'une portion de la puissance royale, et qui, forts de cette investiture, fonctionnent aujourd'hui, au milieu de la civilisation dont ils sont les gardiens, sur le seul appui de leur conscience, mais toujours armés de la formule exécutoire, ce redoutable appel à la force publique.
Le pouvoir judiciaire et le notariat disposent seuls de ce formidable mandement nécessaire à leurs fonctions respectives qui se touchent par plus d'un point. Le juge déclare l'intention de la loi, le notaire celle des contractants; ils disent l'un et l'autre ce qui a été voulu, ce qui est juste; celui-là en vertu de la loi, celui-ci par suite de la volonté; mais ils formuleraient en vain les obligations, s'ils ne pouvaient pas invoquer en même temps la force publique au service de la société toujours intéressée à l'exécution des engagements.
Les actes (instrumenta) ont précédé l'établissement des scribes, et parmi eux, c'est le testament dont l'origine paraît la plus ancienne. L'histoire ne fait ici que confirmer la raison qui enseigne que l'acte dont le besoin s'est fait sentir le premier, a dû être nécessairement celui qui devait remplacer la volonté alors qu'elle était anéantie.
Origène fait remonter les testaments jusqu'à la création du monde, puisqu'il parle de celui d'Adam. Nous abandonnons cette assertion à son auteur; l'on peut cependant reporter l'origine