L'Anticléricalisme. Faguet Émile
C'est une pièce destinée à tourner en ridicule le dévot, l'homme entêté de religion et à qui la religion fait faire sottise sur sottise, et à qui la religion ôte toute sensibilité et toute humanité, qu'en un mot la religion rend bête et méchant. Toute l'essence de Tartuffe est dans ces vers, qui sont, à tout égard, dignes de Lucrèce:
Il m'enseigne à n'avoir d'affection pour rien;
De tout attachement il détache mon âme,
Et je verrais mourir mère, enfants, frère, femme,
Que je m'en soucierais autant que de cela.
«Tantum relligio potuit suadere malorum.»
Et si l'on nous dit qu'Orgon a cependant quelques belles qualités, que ce dévot a été et est resté un bon citoyen et que, sauf son engouement, il est encore sur le pied d'homme sage; si l'on attire notre attention sur cette dualité du caractère et du rôle d'Orgon; nous répondrons, comme il est facile de le prévoir et comme sans doute on s'y attend, que c'est précisément là qu'on saisit le fond de la pensée de Molière et son dessein très net et très précis.
Qu'aurait-il prouvé s'il avait fait d'Orgon un simple imbécile? Que les imbéciles sont facilement et volontiers dévots. C'était quelque chose, et, du reste, Tartuffe ne laisse pas de diriger vers cette conclusion (rôle de Mme Pernelle). Mais il a voulu prouver bien plus. Il a voulu prouver que d'hommes intelligents, sages, droits et généreux la monomanie religieuse fait des imbéciles, des dupes, des niais, des benêts et des figures à nasardes.
Ne voyez-vous pas qu'il s'adresse à ces bourgeois du parterre ou des loges et qu'il leur dit: «Remarquez qu'Orgon, c'est vous, hommes de mérite, hommes de valeur, hommes de grand poids, et observez ce que devient un homme tel par monomanie religieuse. Et nunc intelligite et erudimini.» Voilà ce que dit Molière aux bourgeois de Paris. Voilà sa leçon.
Il est clair qu'il ne leur conseille pas de ne point être des Tartuffes; c'est fort inutile; il leur conseille de n'être pas des Orgons. Et le vrai moyen c'est de commencer par n'avoir aucun commerce avec l'Église. Tartuffe est une pièce contre Orgon et non contre Tartuffe, puisque c'est Orgon qui est ridicule, tandis que Tartuffe n'est qu'odieux.
Nous dira-t-on qu'ils sont ridicules tous les deux et que, par conséquent, la pièce peut passer pour être à la fois contre Orgon et contre Tartuffe? D'abord Tartuffe est surtout odieux; ensuite, si Tartuffe est ridicule, c'est d'abord de par ce souci qu'a toujours eu Molière, et dont il faut le louer, de ne jamais quitter le ton de la comédie, qu'il eût quitté s'il avait fait de Tartuffe un simple coquin habile; c'est ensuite, peut-être bien, pour montrer à quel point la monomanie religieuse, l'imbécillité religieuse a de la puissance sur les hommes et est dangereuse, puisque la contagion en peut venir à un homme comme Orgon par le canal d'un homme comme Tartuffe.
Est-ce que Molière ne semble pas dire encore: «Et non seulement un homme de forte tête peut être assoté par le commerce avec les hommes d'Église; mais il ne faut pas un Bossuet ou un Bourdaloue pour l'abêtir. Fréquentez les hommes d'église. Vous les trouverez sots, grossiers, gourmands, vulgaires, plats, gueux, et ne vous en défierez point. Prenez garde! Ils ont en eux une telle puissance, malgré tout, à cause de ce au nom de quoi ils parlent et par ce qu'ils vous disent, relativement à certaine «méchante affaire», que, si vous avez la foi, ce qui est leur prise sur vous, vous serez bientôt entre leurs mains comme de tout petits garçons qu'on fouette.»
N'est-ce pas là ce que dit le Tartuffe aux bourgeois de Paris qui l'écoutent? Et n'est-ce point une invitation suffisante, par la mise en jeu de l'amour-propre, à l'irréligion et l'incrédulité? Par tous ses aspects, par toutes ses tendances, par tout ce qu'il donne à entendre, sans qu'on sollicite les textes, le Tartuffe est la pièce antireligieuse, tout au moins la pièce anticléricale par excellence.
Le réquisitoire est fort, je ne puis le nier. J'ai cherché moi-même à le réfuter, au moins partiellement. J'ai dit, avec raison, je crois: oui, c'est surtout d'Orgon que Molière se moque dans le Tartuffe; mais cela tient à ce que l'office de l'auteur comique est de se moquer, non des coquins, mais des honnêtes gens.
Sans aucun doute. On ne se moque pas des coquins; on les dénonce et on les flétrit, et si la comédie se mêlait de poursuivre les coquins, elle deviendrait autre chose que ce qu'elle est. Elle deviendrait la satire ou l'éloquence judiciaire. Et c'est bien pour cela, précisément, que telles tirades du Tartuffe, celles qui sont contre Tartuffe, ont le caractère de la satire ou de l'éloquence de ministère public ou de tribun.
Mais la comédie en elle-même, à ne pas sortir de son domaine, de sa définition et de son office, la comédie en elle-même se moque des travers des honnêtes gens pour les corriger. Elle se moque de la parcimonie, de la vanité du bourgeois gentilhomme, de la manie du bel esprit, des chimères et folles terreurs du malade imaginaire. Voilà son domaine véritable.
Remarquez l'axiome antique: Castigat ridendo… vitia? point du tout: mores. Elle corrige non les vices, incorrigibles; mais les mœurs moyennes en ce qu'elles ont de mauvais; c'est-à-dire qu'elle corrige, non les vices, mais les travers.
Et surtout (du reste encore pour corriger ces mêmes travers), elle avertit les honnêtes gens des périls où ces travers les engagent, des ennemis, par exemple, qui se rendront maîtres des honnêtes gens en exploitant habilement leurs défauts. Voilà le point. Elle se moque de Philaminte, surtout pour l'avertir que sa manie du bel esprit peut la mettre aux mains d'un écornifleur qui flattera cette manie; de Jourdain, surtout pour lui montrer que ses prétentions au bel air le livreront pieds et poings liés aux professeurs de belles manières et de beaux-arts et aux chevaliers d'industrie et aux comtesses de contrebande; de Dandin surtout pour lui montrer que d'épouser une fille de famille où le ventre anoblit fait du paysan gentilhomme ce qu'il n'est pas besoin de dire; d'Arnolphe, surtout pour lui montrer que de vouloir à quarante ans épouser une fille de seize met un homme en fâcheuse posture; d'Harpagon, même, pour lui montrer qu'il se trouvera tel intendant flattant sa manie avaricieuse et poursuivant sa pointe et ses secrets desseins dans la maison, sous ce couvert.
Non, ce n'est point les vices que la comédie poursuit, c'est les défauts, et elle met surtout en lumière ceci que par leurs défauts les honnêtes gens ou demi-honnêtes gens sont à la merci et tombent sous la prise des criminels ou des intrigants. Et ce qu'elle fait partout, elle l'a fait dans le Tartuffe et elle n'a pas fait autre chose.
Voilà une défense de Molière que naturellement je n'ai aucune raison de trouver mauvaise; mais encore on pourra toujours dire: «Sans doute; mais pourquoi Molière a-t-il choisi, avec quelque prédilection, on l'avouera, ce genre de travers qui est la monomanie religieuse; beaucoup moins grave (ne l'avouera-t-on point?) que ceux qu'il a attaqués d'ordinaire; plus respectable aussi; et pourquoi a-t-il rendu un homme qui se trompe sur le choix d'un directeur, car il n y a que cela, aussi ridicule et de temps en temps aussi odieux et plus odieux que l'avare, le bourgeois gentilhomme et autres? Et pourquoi l'a-t-il fait tomber dans des malheurs ou l'a-t-il amené au seuil de malheurs plus grands que ceux où tombent ou que ceux dont approchent tous les autres?»
«Il y a bien dans le Tartuffe un Molière plus irrité et plus cruel qu'ailleurs, et n'est-ce point qu'il se sent en face, soit du crime qu'il déteste le plus, voilà pour Tartuffe; soit du défaut, du travers ou de la stupidité qu'il a le plus en horreur, voilà pour Orgon; et peu importe qui soit celui des deux à qui particulièrement il en veut, pour ce qui est de la chose qu'il attaque et qu'il bafoue.»
Et surtout on pourra toujours dire: «Laissons de côté Molière lui-même et ses intentions et desseins et pensées de derrière la tête et les haines que l'on peut supposer qu'il ait eues. L'effet produit n'a pu être qu'un mouvement de pitié pour les hommes qui ont commerce avec les gens d'Église et un mouvement d'horreur contre les hypocrites de religion; et la conclusion de gros bon sens, la conclusion un peu vulgaire, mais très naturelle, la conclusion bourgeoise de ce public bourgeois, n'a pu être que celle-ci: «Tout compte fait, il y a beaucoup d'hypocrites, d'imposteurs et d'écornifleurs dans le monde religieux, et ceux qui s'entêtent de religion sont des bêtes, ou, ce qui est pire, le deviennent. Le plus