Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice. Brontë Charlotte
timidité.
– Dites: «Que voulez-vous, monsieur Reed?» me répondit-on. Je veux que vous veniez ici!» Et, se plaçant dans un fauteuil, il me fit signe d'approcher et de me tenir debout devant lui!
John était un écolier de quatorze ans, et je n'en avais alors que dix. Il était grand et vigoureux pour son âge; sa peau était noire et malsaine, ses traits épais, son visage large, ses membres lourds, ses extrémités très développées. Il avait l'habitude de manger avec une telle voracité, que son teint était devenu bilieux, ses yeux troubles, ses joues pendantes. Il aurait dû être alors en pension; mais sa mère l'avait repris un mois ou deux, à cause de sa santé. M. Miles, le maître de pension, affirmait pourtant que celle-ci serait parfaite si l'on envoyait un peu moins de gâteaux et de plats sucrés; mais la mère s'était récriée contre une aussi dure exigence, et elle préféra se faire à l'idée plus agréable que la maladie de John venait d'un excès de travail ou de la tristesse de se voir loin des siens.
John n'avait beaucoup d'affection ni pour sa mère ni pour ses soeurs. Quant à moi, je lui étais antipathique: il me punissait et me maltraitait, non pas deux ou trois fois par semaine, non pas une ou deux fois par jour, mais continuellement. Chacun de mes nerfs le craignait, et chaque partie de ma chair ou de mes os tressaillait quand il approchait. Il y avait des moments où je devenais sauvage par la terreur qu'il m'inspirait; car, lorsqu'il me menaçait ou me châtiait, je ne pouvais en appeler à personne. Les serviteurs auraient craint d'offenser leur jeune maître en prenant ma défense, et Mme Reed était aveugle et sourde sur ce sujet! Jamais elle ne le voyait me frapper, jamais elle ne l'entendait m'insulter, bien qu'il fît l'un et l'autre en sa présence.
J'avais l'habitude d'obéir à John. En entendant son ordre, je m'approchai donc de sa chaise. Il passa trois minutes environ à me tirer la langue; je savais qu'il allait me frapper, et, en attendant le coup, je regardais vaguement sa figure repoussante.
Je ne sais s'il lut ma pensée sur mon visage, mais tout à coup il se leva sans parler et me frappa rudement. Je chancelai, et, en reprenant mon équilibre, je m'éloignai d'un pas ou deux.
«C'est pour l'impudence avec laquelle vous avez répondu à maman, me dit-il, et pour vous être cachée derrière le rideau, et pour le regard que vous m'avez jeté il y a quelques instants.»
Accoutumée aux injures de John, je n'avais jamais eu l'idée de lui répondre, et j'en appelais à toute ma fermeté pour me préparer à recevoir courageusement le coup qui devait suivre l'insulte.
«Que faisiez-vous derrière le rideau? me demanda-t-il.
– Je lisais.
– Montrez le livre.»
Je retournai vers la fenêtre et j'allai le chercher en silence.
«Vous n'avez nul besoin de prendre nos livres; maman dit que vous dépendez de nous; vous n'avez pas d'argent, votre père ne vous en a pas laissé; vous devriez mendier, et non pas vivre ici avec les enfants riches, manger les mêmes aliments qu'eux, porter les mêmes vêtements, aux dépens de notre mère! Maintenant je vais vous apprendre à piller ainsi ma bibliothèque: car ces livres m'appartiennent, toute la maison est à moi ou le sera dans quelques années; allez dans l'embrasure de la porte, loin de la glace et de la fenêtre.»
Je le fis sans comprendre d'abord quelle était son intention; mais quand je le vis soulever le livre, le tenir en équilibre et faire un mouvement pour le lancer, je me reculai instinctivement en jetant un cri. Je ne le fis pourtant point assez promptement. Le volume vola dans l'air, je me sentis atteinte à la tête et blessée. La coupure saigna; je souffrais beaucoup; ma terreur avait cessé pour faire place à d'autres sentiments.
«Vous êtes un méchant, un misérable, m'écriai-je; un assassin, un empereur romain.»
Je venais justement de lire l'histoire de Rome par Goldsmith, et je m'étais fait une opinion sur Néron, Caligula et leurs successeurs.
«Comment, comment! s'écria-t-il, est-ce bien à moi qu'elle a dit cela? vous l'avez entendue, Éliza, Georgiana. Je vais le rapporter à maman, mais avant tout…»
En disant ces mots, il se précipita sur moi; il me saisit par les cheveux et les épaules. Je sentais de petites gouttes de sang descendre le long de ma tête et tomber dans mon cou, ma crainte s'était changée en rage; je ne puis dire au juste ce que je fis de mes mains, mais j'entendis John m'insulter et crier. Du secours arriva bientôt. Éliza et sa soeur étaient allées chercher leur mère, elle entra pendant la scène; sa bonne, Mlle Abbot et Bessie l'accompagnaient. On nous sépara et j'entendis quelqu'un prononcer ces mots:
«Mon Dieu! quelle fureur! frapper M. John!
– Emmenez-la, dit Mme Reed aux personnes qui la suivaient.
Emmenez-la dans la chambre rouge et qu'on l'y enferme.»
Quatre mains se posèrent immédiatement sur moi, et je fus emportée.
CHAPITRE II
Je résistai tout le long du chemin, chose nouvelle et qui augmenta singulièrement la mauvaise opinion qu'avaient de moi Bessie et Abbot. Il est vrai que je n'étais plus moi-même, ou plutôt, comme les Français le diraient, j'étais hors de moi; je savais que, pour un moment de révolte, d'étranges punitions allaient m'être infligées, et, comme tous les esclaves rebelles, j'étais résolue, dans mon désespoir, à pousser ces choses jusqu'au bout.
«Mademoiselle Abbot, tenez son bras, dit Bessie; elle est comme un chat enragé.
– Quelle honte! quelle honte! continua la femme de chambre, oui, elle est semblable à un chat enragé! Quelle scandaleuse conduite, mademoiselle Eyre! Battre un jeune noble, le fils de votre bienfaitrice, votre maître!
– Mon maître! Comment est-il mon maître? Suis-je donc une servante?
– Vous êtes moins qu'une servante, car vous ne gagnez pas de quoi vous entretenir. Asseyez-vous là et réfléchissez à votre faute.»
Elles m'avaient emmenée dans la chambre indiquée par Mme Reed et m'avaient jetée sur une chaise.
Mon premier mouvement fut de me lever d'un bond: quatre mains m'arrêtèrent.
«Si vous ne demeurez pas tranquille, il faudra vous attacher, dit Bessie. Mademoiselle Abbot, prêtez-moi votre jarretière; car elle aurait bientôt brisé la mienne.»
Mlle Abbot se tourna pour débarrasser sa vigoureuse jambe de son lien. Ces préparatifs et la honte qui s'y rattachait calmèrent un peu mon agitation.
«Ne la retirez pas, m'écriai-je, je ne bougerai plus.»
Et pour prouver ce que j'avançais, je cramponnai mes mains à mon siège.
«Et surtout ne remuez pas,» dit Bessie.
Quand elle fut certaine que j'étais vraiment décidée à obéir, elle me lâcha. Alors elle et Mlle Abbot croisèrent leurs bras et me regardèrent d'un air sombre, comme si elles eussent douté de ma raison.
«Elle n'en avait jamais fait autant, dit Bessie en se tournant vers la prude.
– Mais tout cela était en elle, répondit Mlle Abbot; j'ai souvent dit mon opinion à madame, et madame est convenue avec moi que j'avais raison; c'est une enfant dissimulée; je n'ai jamais vu de petite fille aussi dépourvue de franchise.»
Bessie ne répondit pas; mais bientôt s'adressant à moi, elle me dit:
«Ne savez-vous pas, mademoiselle, que vous devez beaucoup à Mme Reed? elle vous garde chez elle, et, si elle vous chassait, vous seriez obligée de vous en aller dans une maison de pauvres.»
Je n'avais rien à répondre à ces mots; ils n'étaient pas nouveaux pour moi, les souvenirs les plus anciens de ma vie se rattachaient à des paroles semblables. Ces reproches sur l'état de dépendance où je me trouvais étaient devenus des sons vagues pour mes oreilles; sons douloureux et accablants, mais à moitié inintelligibles. Mlle Abbot ajouta:
«Vous n'allez pas vous croire semblable à M. et à Mlles Reed parce que madame a la bonté de vous faire élever avec eux. Ils seront