Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice. Brontë Charlotte
une poignée de racines que je rapportais de la forêt et que je craignais de voir se faner en les laissant hors de terre jusqu'au lendemain.
Ce travail achevé, je ne rentrai pas encore; la rosée donnait un doux parfum aux fleurs, la soirée était sereine et chaude; l'orient empourpré promettait un beau lendemain; à l'occident la lune se levait majestueuse; je remarquais toutes ces choses, et j'en jouissais comme un enfant peut en jouir. Mon esprit s'arrêta sur une pensée qui jusqu'alors ne l'avait jamais préoccupé.
«Combien il est pénible, me dis-je, d'être étendue maintenant sur un lit de douleur, et de se trouver en danger de mort! Ce monde est beau, et il est triste d'en être arraché pour aller… qui sait où?»
Alors mon intelligence fit son premier effort sérieux pour comprendre ce qui lui avait été enseigné sur le ciel et sur l'enfer, et pour la première fois elle recula effrayée; et pour la première fois, regardant en avant et en arrière, elle se vit entourée d'un abîme sans fond: elle ne sentait et ne comprenait qu'une chose, le présent; le reste n'était qu'un nuage informe, un gouffre vide, et elle tressaillait à l'idée de se trouver plongée au milieu de ce chaos.
J'étais abîmée dans ces réflexions, lorsque j'entendis ouvrir la grande porte; M. Bates sortit avec la garde-malade.
Lorsque celle-ci se fut assurée que le médecin était monté sur son cheval et reparti, elle se prépara à fermer la porte, mais je courus vers elle.
«Comment va Hélène Burns? demandai-je.
– Très mal, répondit-elle.
– Est-ce elle que M. Bates est venu voir?
– Oui.
– Et que dit-il?
– Il dit qu'elle ne restera plus longtemps ici.»
Si j'avais entendu cette même phrase la veille, j'aurais cru qu'Hélène allait retourner dans le Northumberland, chez son père, et je n'aurais pas supposé une mort prochaine; mais ce jour-là je compris tout de suite. Je vis clairement qu'Hélène comptait ses derniers jours, qu'elle allait quitter ce monde pour être transportée dans la région des esprits, si toutefois cette région existe. Mon premier sentiment fut l'effroi; ensuite mon coeur fut serré par une violente douleur; enfin j'éprouvai le désir, le besoin de la voir; je demandai dans quelle chambre elle était.
«Elle est dans la chambre de Mlle Temple, me dit la garde.
– Puis-je monter lui parler?
– Oh non, enfant, cela n'est pas probable; et puis il est temps de rentrer. Vous prendrez la fièvre si vous restez dehors quand la rosée tombe.»
La garde ferma, et je rentrai par une porte latérale qui conduisait à la salle d'étude. Il était juste temps. Neuf heures venaient de sonner, et Mlle Miller appelait les élèves pour se coucher.
Deux heures se passèrent; il devait être à peu près onze heures; je n'avais pu m'endormir. Jugeant d'après le silence complet du dortoir que toutes mes compagnes étaient plongées dans un profond sommeil, je me levai, je passai ma robe et je sortis nu-pieds de l'appartement. Je me mis à chercher la chambre de Mlle Temple; elle était à l'autre bout de la maison; je connaissais le chemin, et la lumière de la lune entrant par les fenêtres me le fit trouver sans peine.
Une odeur de camphre et de vinaigre brûlé m'avertit que je me trouvais près de l'infirmerie; je passai rapidement, dans la crainte d'être entendue par la garde qui veillait toute la nuit: j'avais peur d'être aperçue et renvoyée dans mon lit, car il fallait que je visse Hélène; j'étais décidée à la serrer dans mes bras avant sa mort, à lui donner un dernier baiser, à échanger avec elle une dernière parole.
Après avoir descendu un escalier, traversé une portion de la maison et réussi à ouvrir deux portes sans être entendue, j'atteignis un autre escalier; je le montai. Juste en face de moi se trouvait la chambre de Mlle Temple.
On voyait briller la lumière par le trou de la serrure et sous la porte; tout y était silencieux. En m'approchant je m'aperçus que la porte était entr'ouverte, probablement pour permettre à l'air du dehors d'entrer dans ce refuge de la maladie.
Impatiente et peu disposée à l'hésitation, car une douloureuse angoisse s'était emparée de mon âme et de mes sens, je poussai la porte et je regardai dans la chambre; mes yeux cherchaient Hélène, et craignaient de trouver la mort.
Près de la couche de Mlle Temple et à moitié recouvert par ses rideaux blancs se trouvait un petit lit; je vis la forme d'un corps se dessiner sous les couvertures; mais la figure était cachée par les rideaux. La garde à laquelle j'avais parlé dans le jardin s'était endormie sur un fauteuil; une chandelle qu'on avait oubliée de moucher brûlait sur la table.
Mlle Temple n'y était pas; je sus plus tard qu'elle avait été appelée près d'une jeune fille à l'agonie.
Je fis quelques pas et je m'arrêtai devant le lit: ma main était posée sur le rideau; mais je préférais parler avant de le tirer, car j'avais peur de ne trouver qu'un cadavre.
«Hélène, murmurai-je doucement, êtes-vous éveillée?»
Elle se souleva, écarta le rideau, et je vis sa figure pâle, amaigrie, mais parfaitement calme. Elle me parut si peu changée que mes craintes cessèrent immédiatement.
«Est-ce bien vous, Jane? me demanda-t-elle de sa douce voix.
– Oh! pensai-je, elle ne va pas mourir; ils se trompent: car, s'il en était ainsi, sa parole et son regard ne seraient pas aussi calmes.»
Je m'avançai vers son petit lit, et l'embrassai. Son front, ses joues, ses mains, tout son corps enfin était froid; mais elle souriait comme jadis.
«Pourquoi êtes-vous venue ici, Jane? il est onze heures passées; je les ai entendues sonner il y a quelques instants.
– J'étais venue vous voir, Hélène; on m'avait dit que vous étiez très malade, je n'ai pas pu m'endormir avant de vous avoir parlé.
– Vous venez alors pour me dire adieu; vous arrivez bien à temps.
– Allez-vous quelque part, Hélène? retournez-vous dans votre demeure?
– Oui, dans ma dernière, dans mon éternelle demeure.
– Oh non, Hélène!»
Je m'arrêtai émue. Pendant que je cherchais à dévorer mes larmes, Hélène fut prise d'un accès de toux, et pourtant la garde ne s'éveilla pas. L'accès fini, Hélène resta quelques minutes épuisée; puis elle murmura:
«Jane, vos petits pieds sont nus; venez coucher avec moi, et cachez-vous sous ma couverture.»
J'obéis; elle passa son bras autour de moi et m'attira tout près d'elle. Après un long silence elle me dit, toujours très bas:
«Je suis très heureuse, Jane. Quand on vous dira que je suis morte, croyez-le et ne vous affligez pas; il n'y a là rien de triste: nous devons tous mourir un jour, et la maladie qui m'enlève à la terre n'est point douloureuse, elle est douce et lente; mon esprit est en repos; personne ici-bas ne me regrettera beaucoup. Je n'ai que mon père; il s'est remarié dernièrement, et ma mort ne sera pas un grand vide pour lui. En mourant jeune, j'échappe à de grandes souffrances; je n'ai pas les qualités et les talents nécessaires pour me frayer aisément une route dans le monde, et j'aurais failli sans cesse.
– Mais où allez-vous, Hélène? Pouvez-vous le voir? le savez-vous?
– J'ai la foi, et je crois que je vais vers Dieu.
– Où est Dieu? Qu'est-ce que Dieu?
– Mon créateur et le vôtre; il ne détruira jamais son oeuvre; j'ai foi en son pouvoir et je me confie en sa bonté; je compte les heures jusqu'au moment solennel qui me rendra à lui et qui le révélera à moi.
– Alors, Hélène, vous êtes sûre que le ciel existe réellement, et que nos âmes peuvent y arriver après la mort?
– Oui, Jane, je suis sûre qu'il y a une vie à venir; je crois que Dieu est bon et que je