Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice. Brontë Charlotte
et traversa une planche qui conduisait à terre; puis nous sommes montés dans une voiture qui nous a conduits à une grande et belle maison, plus grande et plus belle que celle-ci, et qu'on appelle un hôtel; nous y sommes restés près d'une semaine. Sophie et moi nous allions nous promener tous les jours sur une grande place remplie d'arbres qu'on appelait le Parc. Il y avait beaucoup d'autres enfants et un grand étang couvert d'oiseaux que je nourrissais avec des miettes de pain.
– Pouvez-vous la comprendre quand elle parle si vite?» demanda
Mme Fairfax.
Je la comprenais parfaitement, car j'avais été habituée au bavardage de Mme Pierrot.
«Je voudrais bien, continua la bonne dame, que vous lui fissiez quelques questions sur ses parents; je désirerais savoir si elle se les rappelle.
– Adèle, demandai-je, avec qui viviez-vous lorsque vous étiez dans cette jolie ville dont vous m'avez parlé?
– J'ai longtemps demeuré avec maman; mais elle est partie pour la Virginie. Maman m'apprenait à danser, à chanter et à répéter des vers; de beaux messieurs et de belles dames venaient la voir, et alors je dansais devant eux, ou bien maman me mettait sur leurs genoux et me faisait chanter. J'aimais cela. Voulez-vous m'entendre chanter?»
Comme elle avait fini de déjeuner, je lui permis de nous montrer ses talents. Elle descendit de sa chaise et vint se placer sur mes genoux; puis elle étendit ses petites mains devant elle, rejeta ses boucles en arrière, leva les yeux au plafond et commença un passage d'opéra. Il s'agissait d'une femme abandonnée, qui, après avoir pleuré la perfidie de son amant, appelle l'orgueil à son aide. Elle dit à ses femmes de la couvrir de ses bijoux les plus brillants, de ses vêtements les plus riches; car elle a pris la résolution d'aller cette nuit à un bal où elle doit rencontrer son amant, afin de lui prouver par sa gaieté combien elle est peu attristée de son infidélité.
Le sujet semblait étrangement choisi pour un enfant; mais je supposai que l'originalité consistait justement à faire entendre des accents d'amour et de jalousie sortis des lèvres d'un enfant.
C'était toujours de bien mauvais goût, du moins ce fut là ma pensée.
Après avoir fini, elle descendit de mes genoux, et me dit:
«Maintenant, mademoiselle, je vais vous répéter quelques vers.»
Choisissant une attitude, elle commença: «La ligue des rats, fable de La Fontaine.» Elle déclama cette fable avec emphase, et en faisant bien attention à la ponctuation. La flexibilité de sa voix et ses gestes bien appropriés, chose fort rare chez les enfants, indiquaient qu'elle avait été enseignée avec soin.
«Est-ce votre mère qui vous a appris cette fable? demandai-je.
– Oui, et elle la disait toujours ainsi. À cet endroit: «Qu'avez- vous donc? lui dit un de ces rats, parlez!» elle me faisait lever la main, afin de me rappeler que je devais élever la voix. Maintenant voulez-vous que je danse devant vous?
– Non, cela suffit. Mais lorsque votre mère est partie pour la
Virginie, avec qui êtes-vous donc restée?
– Avec Mme Frédéric et son mari; elle a pris soin de moi, mais elle ne m'est pas parente. Je crois qu'elle est pauvre, car, elle n'a pas une jolie maison comme maman. Du reste, je n'y suis pas restée longtemps. M. Rochester m'a demandé si je voulais venir demeurer en Angleterre avec lui, et j'ai répondu que oui, parce que j'avais connu M. Rochester avant Mme Frédéric, et qu'il avait toujours été bon pour moi, m'avait donné de belles robes et de beaux joujoux; mais il n'a pas tenu sa promesse, car, après m'avoir amenée en Angleterre, il est reparti et je ne le vois jamais.»
Le déjeuner achevé, Adèle et moi nous nous retirâmes dans la bibliothèque, qui, d'après les ordres de M. Rochester, devait servir de salle d'étude. La plupart des livres étaient sous clef; une seule bibliothèque avait été laissée ouverte. Elle contenait des ouvrages élémentaires de toutes sortes, des romances et quelques volumes de littérature, des poésies, des biographies et des voyages. Il avait supposé que c'était là tout ce que pourrait désirer une gouvernante pour son usage particulier; du reste, je me trouvais amplement satisfaite pour le présent; et, en comparaison des quelques livres que je glanais de temps en temps à Lowood, il me sembla que j'avais là une riche moisson d'amusement et d'instruction. J'aperçus en outre un piano tout neuf et d'une qualité supérieure, un chevalet et deux sphères.
Je trouvai dans Adèle une élève assez docile, mais difficile à rendre attentive. Elle n'avait pas été habituée à des occupations régulières, et je pensai qu'il serait irréfléchi de l'enfermer trop dès le commencement. Aussi, après lui avoir beaucoup parlé et lui avoir donné quelques lignes à apprendre, voyant qu'il était midi, je lui permis de retourner avec sa nourrice, et je résolus de dessiner pour elle quelques esquisses jusqu'à l'heure du dîner.
Comme je montais chercher mon portefeuille et mes crayons,
Mme Fairfax m'appela.
«Votre classe du matin est achevée, je suppose,» me dit-elle.
La voix venait d'une chambre dont la porte était ouverte. J'entrai en l'entendant s'adresser à moi. J'aperçus alors une pièce magnifique, ornée d'un tapis turc. Les meubles et les rideaux étaient rouges; les murs recouverts en bois de noyer, le plafond enrichi de sculptures dignes d'une aristocratique demeure; la fenêtre était vaste, mais la poussière en avait noirci les vitres. Mme Fairfax était occupée à nettoyer quelques vases en belle marcassite rouge placés sur le buffet.
«Quelle belle pièce! m'écriai-je en regardant autour de moi; je n'en ai jamais vu de moitié si imposante.
– C'est la salle à manger; je viens d'ouvrir la fenêtre pour faire entrer un peu d'air et de soleil; car tout devient si humide dans les appartements rarement habités! le salon là-bas a l'odeur d'une cave.»
Elle me montra du doigt une grande arche correspondant à la fenêtre, tendue d'un rideau semblable, relevé pour le moment. Je montai les deux marches qui se trouvaient devant l'arche, et je regardai devant moi. J'aperçus une chambre qui, pour mes yeux novices, avait quelque chose de féerique, et pourtant c'était tout simplement un très joli salon, à côté duquel se trouvait un boudoir; l'un et l'autre étaient recouverts de tapis blancs, sur lesquels on semblait avoir semé de brillantes guirlandes de fleurs. Les plafonds étaient ornés de grappes de raisin et de feuilles de vigne d'un blanc de neige, qui formaient un riche contraste avec les divans rouges; d'étincelants vases de Bohême, d'un rouge vermeil, relevaient le marbre pâle de la cheminée. Entre les fenêtres, de grandes glaces reflétaient cet assemblage de neige et de feu.
«Comme vous tenez toutes ces chambres en ordre, madame Fairfax! m'écriai-je; pas de housse, et pourtant pas de poussière. Sans ce froid glacial, on les croirait habitées.
– Dame, mademoiselle Eyre, quoique les visites de M. Rochester soient rares, elles sont toujours imprévues; quand il arrive, il n'aime pas à trouver tous les meubles couverts et à entendre le bruit d'une installation subite, de sorte que je tâche de tenir toujours les chambres prêtes.
– M. Rochester est-il exigeant et tyrannique?
– Pas précisément; mais il a les goûts et les habitudes d'un gentleman, et il veut que tout soit arrangé en conséquence.
– L'aimez-vous? est-il généralement aimé?
– Oh! oui; sa famille a toujours été respectée. Presque tout le pays que vous voyez a appartenu aux Rochester depuis un temps immémorial.
– Mais vous personnellement, l'aimez-vous? Est-il aimé pour lui- même?
– Je n'ai aucune raison pour ne pas l'aimer, et je crois que ses fermiers le considèrent comme un maître juste et libéral; mais il n'est jamais resté longtemps au milieu d'eux.
– N'a-t-il rien de remarquable? En un mot, quel est son caractère?
– Oh! son caractère est irréprochable, à ce qu'il me semble; il est peut-être un peu étrange; il a beaucoup voyagé et beaucoup vu, je suis persuadée qu'il est