Contes bruns. Honore de Balzac

Contes bruns - Honore de Balzac


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il partit.

      Nous n'avions plus envie de manger, nous autres. Cependant, nous nous levâmes tous pour voir comment il s'y prendrait, mais nous ne vîmes rien du tout. En effet, il tourna par un sentier, rampa comme un serpent; bref, nous n'entendîmes pas seulement le bruit que peut faire une feuille en tombant. Nos yeux ne quittaient pas de vue la sentinelle. Tout à coup, un petit gémissement de rien, un —heu!.. profond et sourd nous fit tressaillir. Quelque chose tomba… Paoud! – Et nous ne vîmes plus la sacrée – excusez-moi, mesdames! – baïonnette.

      Cinq minutes après, ce farceur de Bianchi galopait dans le lointain comme un cheval, et revint tout pâle, tout haletant. Il tenait à la main le coeur de l'Espagnol, et le montra en riant à son adversaire.

      Celui-ci lui dit d'un air sérieux:

      – Ce n'est pas tout!..

      – Je le sais bien!.. répliqua Bianchi.

      Alors, sans laver le sang de ses mains, il releva les perches, rajusta la marmite, attisa le feu, fit cuire le coeur et le mangea sans en être incommodé. Il empocha les mille écus…

      – Il avait donc bien besoin de cet argent-là?.. demanda la maîtresse du logis.

      Il les avait promis à une petite vivandière parisienne dont il était amoureux…

      – Oh! madame, reprit le général, après une petite pause, tous ces Italiens-là étaient de vrais cannibales, et des chiens finis… – Ce Bianchi venait de l'hôpital de Como, où tous les enfans trouvés reçoivent le même nom, ils sont tous des Bianchi: c'est une coutume italienne. L'empereur avait fait déporter à l'île d'Elbe les mauvais sujets de l'Italie, les fils de famille incorrigibles, les malfaiteurs de la bonne société qu'il ne voulait pas tout-à-fait flétrir. Aussi, plus tard, il les enrégimenta, il en fit la légion italienne; puis il les incorpora dans ses armées et en composa le 6e de ligne, auquel il donna pour colonel un Corse, nommé Eugène. C'était un régiment de démons. Il fallait les voir à un assaut, ou dans une mêlée!.. Comme ils étaient presque tous décorés pour des actions d'éclat, ce colonel leur criait naïvement, en les menant au plus fort du feu:

      – Avanti, avanti, signori ladroni, cavalieri ladri… En avant, chevaliers voleurs, en avant, seigneurs brigands!..

      Pour un coup de main, il n'y avait pas de meilleures troupes dans l'armée; mais c'étaient des chenapans à voler le bon Dieu. Un jour, ils buvaient l'eau-de-vie des pansemens; un autre, ils tiraient, sans scrupule, un coup de fusil à un payeur, et mettaient le vol sur le compte des Espagnols. Et, cependant, ils avaient de bons momens!.. A je ne sais quelle bataille, un de ces hommes-là tua dans la mêlée un capitaine anglais qui, en mourant, lui recommanda sa femme et son enfant. La veuve et l'orphelin se trouvaient dans un village voisin. L'Italien y alla sur-le-champ, à travers la mêlée, et les prit avec lui. La jeune dame était, ma foi, fort jolie. Les mauvaises langues du régiment prétendirent qu'il consola la veuve; mais le fait est qu'il partagea sa solde avec l'enfant jusqu'en 1814. Dans la déroute de Moscou, l'un de ces garnemens, ayant un camarade attaqué de la poitrine, eut pour lui des soins inimaginables depuis Moscou jusqu'à Wilna. Il le mettait à cheval, l'en descendait, lui donnait à manger, le défendait contre les cosaques, l'enveloppait de son mieux avec les haillons qu'il pouvait trouver, le couchait comme une mère couche son enfant, et veillait à tous ses besoins. Un soir, le diable de malade alla, malgré la défense de son ami, se chauffer à un feu de cosaques, et lorsque celui-ci vint pour l'y reprendre, un cosaque croyant qu'on voulait leur chercher chicane tua le pauvre Italien…

      – Napoléon avait des idées bien philosophiques! s'écria une dame. Ne faut-il pas avoir réfléchi bien profondément sur la nature humaine, pour oser chercher ce qu'il peut y avoir de héros dans une troupe de malfaiteurs?..

      – Oh! Napoléon, Napoléon! répondit un de nos grands poètes en levant les bras vers le plafond, par un mouvement théâtral. Qui pourra jamais expliquer, peindre ou comprendre Napoléon!.. Un homme qu'on représente les bras croisés, et qui a tout fait; qui a été le plus beau pouvoir connu, le pouvoir le plus concentré, le plus mordant, le plus acide de tous les pouvoirs; singulier génie, qui a promené partout la civilisation armée sans la fixer nulle part; un homme qui pouvait tout faire parce qu'il voulait tout; prodigieux phénomène de volonté, domptant une maladie par une bataille, et cependant il devait mourir de maladie dans son lit après avoir vécu au milieu des balles et des boulets; un homme qui avait dans la tête un code et une épée, la parole et l'action; esprit perspicace qui a tout deviné, excepté sa chute; politique bizarre qui jouait les hommes à poignées, par économie, et qui respecta deux têtes, celles de Talleyrand et de Metternich, diplomates dont la mort eût évité la combustion de la France, et qui lui paraissaient peser plus que des milliers de soldats; homme auquel, par un rare privilége, la nature avait laissé un coeur dans son corps de bronze; homme, rieur et bon à minuit entre des femmes, et, le matin, maniant l'Europe comme une jeune fille fouette l'eau de son bain!.. Hypocrite, généreux, aimant le clinquant, sans goût, et malgré cela grand en tout, par instinct ou par organisation; César à vingt-deux ans, Cromwell à trente; puis, comme un épicier du Père La Chaise, bon père et bon époux. Enfin, il a improvisé des monumens, des empires, des rois, des codes, des vers, un roman, et le tout avec plus de portée que de justesse. N'a-t-il pas fait de l'Europe la France? Et, après nous avoir fait peser sur la terre de manière à changer les lois de la gravitation, il nous a laissés plus pauvres que le jour où il avait mis la main sur nous. Et lui, qui avait pris un empire avec son nom, perdit son nom au bord de son empire, dans une mer de sang et de soldats. Homme qui, toute pensée et toute action, comprenait Desaix et Fouché… Tout arbitraire et toute justice! – le vrai roi!..

      – J'aurais bien voulu qu'il fut un peu moins roi… dit en riant un de mes amis, je n'aurais point passé six ans dans la forteresse où sa police m'a jeté, comme tant d'autres.

      – Mais ne vous êtes-vous pas singulièrement évadé?.. demanda une dame.

      – Non, ce n'est pas moi, répondit-il.

      – Racontez donc cette aventure-là, dit la maîtresse du logis, il n'y a que nous deux ici qui la connaissions…

      – Volontiers, répliqua-t-il, et chacun d'écouter.

      Peu de temps après le 18 brumaire, dit le meilleur de nos philologues et le plus aimable des bibliophiles, il y eut une levée de boucliers en Bretagne et dans la Vendée. Le premier consul, empressé de pacifier la France, entama comme vous le savez des négociations avec les principaux chefs, déploya les plus vigoureuses mesures militaires; et, tout en combinant des plans de séduction, mit en jeu les ressorts machiavéliques de la police, alors confiée à Fouché. Rien de tout cela ne fut inutile, et il réussit à étouffer la guerre de l'Ouest.

      A cette époque, un jeune homme appartenant à la famille de Maillé fut envoyé par les chouans, de Bretagne à Saumur, afin d'établir des intelligences entre certaines personnes de la ville ou des environs et les chefs de l'insurrection royaliste. Instruite de son voyage, la police de Paris avait dépêché des agens chargés de s'emparer du jeune émissaire à son arrivée à Saumur. Effectivement, il fut arrêté le jour même de son débarquement, car il vint en bateau, sous un déguisement de maître marinier; mais c'était un homme d'exécution!.. Il avait calculé toutes les chances de son entreprise, et son passe-port, ses papiers étaient si bien en règle, que les gens envoyés pour se saisir de lui craignirent de s'être trompés.

      Le chevalier de Beauvoir, – je me rappelle maintenant son nom, – avait bien médité son rôle. Il cita sa famille d'emprunt, son faux domicile, et soutint si hardiment son interrogatoire, qu'il aurait été mis en liberté sans l'espèce de croyance aveugle que les espions eurent en leurs instructions; elles étaient trop précises; dans le doute, ils aimèrent mieux commettre un acte arbitraire que de laisser échapper un homme à la capture duquel le premier consul paraissait attacher une grande importance. Dans ces temps de liberté, les agens du pouvoir national se souciaient fort peu de ce que nous nommons aujourd'hui la légalité. Le chevalier fut donc provisoirement emprisonné, jusqu'à ce que les autorités supérieures eussent pris une décision à


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