Eaux printanières. Turgenev Ivan Sergeevich
Il fit unepromenade sur les bords du Mein et commença à s'ennuyer un peu, comme ilsied à un touriste qui se respecte; enfin, vers six heures du soir, fatigué, les bottines poudreuses, il se trouva dans une des plus petitesrues de Francfort.
Sur une des maisons espacées il aperçut l'enseigne: «Confiserieitalienne. Giovanni Roselli.»
Sanine entra pour prendre un verre de limonade, mais dans la premièreboutique il ne trouva personne. Derrière le modeste comptoir, sur lesrayons d'une armoire vernie, étaient alignées, comme dans une pharmacie, des bouteilles portant des étiquettes dorées, et surtout des bocauxrenfermant des biscuits, des pastilles de chocolat, du sucre candi, maisle magasin était vide; seul un chat gris, sur une chaise haute, placéeprès de la fenêtre, clignait des yeux et ronronnait, remuant les pattes, teinté de rouge éclatant par le rayon oblique du soleil couchant; sur leplancher un grand peloton de soie écarlate avait roulé à côté du panierde bois sculpté qui était renversé.
Un bruit confus venait de la pièce voisine.
Sanine resta immobile, tant que tinta la sonnette de la porte d'entrée, puis haussant la voix, il cria:
– Il n'y a personne?
Au même instant la porte de la pièce voisine s'ouvrit, et Sanine restafrappé d'admiration…
II
Une jeune fille de dix-neuf ans, avec ses cheveux bruns déroulés sur sesépaules nues, et les bras tendus en avant, s'élança dans la confiserie; ayant aperçu Sanine, elle courut à lui, le saisit par la main etl'entraîna, criant d'une voix haletante:
– Venez vite, par ici, venez à son secours!
Le saisissement de Sanine ne lui permit pas de répondre aussitôt à cetappel, il resta cloué à la même place.
Il n'avait jamais vu une telle beauté.
La jeune fille se tourna de nouveau vers lui et lui dit:
– Mais venez donc, venez!
Sa voix, son regard, et le geste de sa main crispée qu'elle portaitconvulsivement à ses joues pales, exprimaient un désespoir si intense, que Sanine la suivit précipitamment par la porte restée ouverte derrièreelle.
Dans la chambre où il pénétra à la suite de la jeune fille, il vit,étendu sur un divan de crin de forme ancienne, un garçon de quatorzeans. Sa ressemblance avec la jeune fille frappait; évidemment, c'étaitson frère.
Il était tout blanc avec des reflets jaunes, couleur de cire ou demarbre antique. Les yeux étaient fermés; l'ombre de ses cheveux touffuset noirs faisait tache sur son front pétrifié et sur ses fins sourcilsimmobiles; entre les lèvres bleuies, on apercevait les dents serrées.
La respiration semblait interrompue; un des bras pendait sur leplancher, l'autre était rejeté derrière la tête.
L'enfant était tout habillé et boutonné jusqu'au menton, sa cravateétroite lui serrait le cou.
La jeune fille courut vers lui avec des sanglots.
– Il est mort, il est mort! cria-t-elle. – Il y a un instant, il étaitassis ici, causant avec moi, – lorsque tout à coup il est tombé et, depuis, il n'a plus fait un mouvement… Mon Dieu! Ne pouvez-vous pas lesauver? Et maman qui n'est pas à la maison?
Puis vivement, elle cria en italien:
– Eh bien, Pantaleone, le médecin… As-tu ramené le médecin?
– Signora, j'ai envoyé Louise chez le médecin, répondit une voix enrouéederrière la porte.
Un petit vieux en frac lilas orné de boutons noirs, le col enfermé dansune haute cravate blanche, avec une culotte de nankin, et des bas delaine bleus, entra dans la chambre en boitant à cause de ses piedsankylosés.
Son petit visage disparaissait complètement sous une forêt de cheveuxgris, couleur de fer. Cette chevelure en broussailles, qui se hérissaitpar touffes et retombait dans toutes les directions, donnait auvieillard l'air d'une poule huppée; la ressemblance était rendue pluscomplète par le fait qu'on ne pouvait distinguer sous cette sombre massegrise qu'un nez pointu et des yeux jaunes, tout ronds.
– Louise arrivera plus vite, moi je ne peux pas courir, continua levieillard en italien.
Il soulevait l'un après l'autre ses pieds endoloris de goutteux, chaussés de souliers hauts attachés par des rubans.
– J'ai apporté de l'eau, ajouta-t-il.
Et de ses doigts secs et noueux il serrait le long goulot de labouteille.
– Mais en attendant le médecin, Émile peut mourir, cria la jeune fille,et elle étendit la main du côté de Sanine.
– Oh! Monsieur, oh! mein Herr! vous ferez quelque chose pour nousvenir en aide!
– Il faut le saigner – c'est une attaque d'apoplexie, dit Pantaleone.
Bien que Sanine ne possédât aucune connaissance médicale, il savaitpertinemment que des garçons de quatorze ans ne peuvent pas avoir desattaques d'apoplexie.
– C'est un évanouissement, ce n'est pas une attaque d'apoplexie, dit-ilà Pantaleone. Avez-vous des brosses? ajouta-t-il.
Le vieux releva son minois ratatiné.
– Qu'est-ce que vous demandez?
– Des brosses, des brosses, répéta Sanine en allemand et en français.
– Des brosses, ajouta-t-il en faisant le geste de brosser son habit.
Le vieillard comprit enfin.
– Ah! des brosses, Spazzette! Pour sûr nous avons des brosses!
– Eh bien, donnez-les-moi vite, nous déshabillerons l'enfant et nous lefrictionnerons.
– Bien… Benone! Et de l'eau sur la tête? Vous ne trouvez pasnécessaire de lui verser de l'eau sur la tête?
– Non… Nous verrons plus tard… Allez vite prendre des brosses.
Pantaleone posa la bouteille à terre, trottina hors de la chambre etrevint peu après muni d'une brosse à habits et d'une brosse à cheveux.
Un caniche à poils frisés entra en agitant vivement sa queue, et regardaplein de curiosité le vieux, la jeune fille et même Sanine, de l'air dequelqu'un qui se demande ce que signifie tout ce remue-ménage.
Sanine, d'un tour de main, eut déboutonné la jaquette du jeune garçon, ouvert le col de la chemise et retroussé les manches, puis saisissantune brosse, il se mit à frictionner de toutes ses forces la poitrine etles mains.
Pantaleone s'empressa avec non moins de zèle à frictionner les bottes etle pantalon de l'enfant, tandis que la jeune fille, à genoux, près dudivan, prenait entre ses mains la tête du malade, et sans remuer unepaupière couvait du regard le visage de son frère.
Sanine frictionnait sans relâche, mais du coin de l'œil observait lajeune fille.
– Dieu! qu'elle est belle! pensait-il.
III
Le nez de la jeune fille était un peu grand, mais d'une belle formeaquiline; un léger duvet ombrait imperceptiblement sa lèvre supérieure; son teint était uni et mat – un ton d'ivoire ou d'écume blanche; – lescheveux étaient onduleux et brillants comme ceux de la Judith d'Alloriau palais Pitti, – les yeux surtout étaient remarquables, d'un grissombre, l'iris encadré d'un liseré noir – des yeux splendides, triomphants, même à cette heure où l'effroi et la douleur enassombrissaient l'éclat.
Sanine songea involontairement au beau pays d'où il revenait.
Cependant, même en Italie, il n'avait pas rencontré une telle beauté!
La jeune fille respirait à de longs intervalles inégaux; elle retenaitson souffle et semblait attendre chaque fois pour voir si son frère necommençait pas à respirer.
Sanine continuait à frictionner le malade, sans pouvoir