Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux. Dumas Alexandre

Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux - Dumas Alexandre


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providence qui m'a conduit ici, dit-il, la voilà. Et il montra Scipion.

      – Il est bien vrai que ce brave animal a toujours été l'âme, le défenseur, le bon génie, et je dirai même quelquefois le pourvoyeur de notre cabane. Et puis…

      Il s'arrêta de nouveau.

      – Et puis? insista le docteur.

      – Et puis, dit le braconnier, c'est stupide à dire, je le sais bien, mais il l'aime tant, elle!

      – Qui, elle? demanda le docteur, ne pouvant croire qu'il fût question de la petite idiote et de Scipion.

      – Eh! mon Dieu, oui, elle, dit le braconnier, dont les traits s'adoucirent; la pauvre créature qui est là!

      Et, tout en haussant les épaules, il désignait de la main le rideau derrière lequel s'agitait cette forme humaine inachevée.

      – Mais quelle est donc cette créature? demanda le docteur.

      – Une pauvre innocente.

      On sait que les paysans, par innocents, désignent les pauvres d'esprit, les idiots et les fous.

      – Comment! fit le docteur; vous avez chez vous un pauvre enfant dans cet état-là, et vous n'avez pas consulté les médecins?

      – Bon! dit le braconnier; avant qu'elle fût ici, elle en a eu, des médecins, et des premiers encore, on l'a conduite à Paris, mais ils ont tous dit qu'il n'y avait rien à faire.

      – Il ne fallait pas vous contenter de cela, vous; et lorsque l'enfant vous a été rendue ou donnée – je ne cherche pas à savoir vos secrets – , il fallait vous enquérir de votre côté; il y autre part qu'à Paris des médecins habiles et amoureux de la science, qui guérissent pour guérir.

      – Où voulez-vous qu'un pauvre diable comme moi aille chercher ces gens-là? Je ne sais pas seulement où ça demeure, la médecine. Tel que vous me voyez, tenez, je n'ai jamais pu vivre dans les villes; vos maisons alignées et pressées les unes contre les autres m'étouffent. On ne respire pas là-dedans. Il me faut, à moi, le grand air, le mouvement, le plafond des forêts, la maison du Bon Dieu, enfin. Braconnier, oui, c'est une vie qui me va, celle-là; vivre de mon fusil, respirer l'odeur de la poudre, sentir le vent, la rosée, la neige dans les cheveux; la lutte, la liberté, avec cela on est heureux comme un roi.

      – Eh bien, maintenant que vous m'avez trouvé sans me chercher, et qu'à trois ou quatre mots qui vous sont échappés vous m'avez laissé croire que la Providence n'est pas étrangère à notre rencontre, me laisserez-vous voir le pauvre enfant?

      – Oh! mon Dieu! oui, dit le braconnier.

      – C'est une fille, avez-vous dit?

      – Ai-je dit que c'était une fille, monsieur? Alors, je me suis trompé; ce n'est, sauf votre respect, qu'un animal immonde que nous avons toutes les peines du monde à tenir propre; mais au fait, libre à vous de regarder. Tenez, la voilà.

      Et, soulevant tout à fait le rideau de serge, il indiqua du doigt une créature inerte, ramassée sur elle-même, et se roulant sur une mauvaise paillasse.

      Jacques Mérey contempla tristement cette chose humaine.

      Alors, les entrailles du docteur frémirent.

      C'était une de ces natures d'élite qui tressaillent de pitié devant toutes les infortunes et devant toutes les dégradations; plus un être était abaissé, plus il se sentait attiré vers lui par le magnétisme du cœur.

      La pauvre idiote ne s'aperçut nullement de la présence d'un étranger; sa main, nonchalante et molle, que l'on eût cru privée d'articulations, caressait le chien. Il semblait que ces deux êtres inférieurs fussent en communication, sinon de pensée, du moins d'instinct, et qu'ils se portassent l'un vers l'autre en vertu de la grande loi des affinités. Seulement, le chien était dans sa nature, la petite fille n'y était pas.

      Le docteur réfléchit longtemps; il se sentait attiré vers ce néant de toutes les forces de sa charité.

      L'enfant poussa une plainte.

      – Elle souffre, murmura-t-il. L'absence de la pensée serait-elle une douleur? Oui, car tout aspire à la vie, c'est-à-dire à l'intelligence.

      Le braconnier alors, lui montrant l'idiote, dont rien ne pouvait attirer l'attention, secoua douloureusement la tête.

      – Vous voyez, monsieur le médecin, dit-il. Il y a peu de chose à espérer avec une fille qui ne peut s'occuper à rien; ma mère et moi ne sommes jamais arrivés à lui faire tenir une quenouille, quoiqu'elle ait déjà sept ans.

      Mais le docteur, se parlant à lui-même:

      – Elle s'occupe du chien, dit-il.

      Et, sur ce mouvement de sympathie que l'enfant avait montré à l'animal, Jacques Mérey bâtit à l'instant même tout un système de traitement moral.

      – Ça, c'est vrai, répéta le braconnier; elle s'occupe du chien, mais c'est tout.

      – Cela suffit, dit Jacques Mérey rêveur, nous avons trouvé le levier d'Archimède.

      – Je ne connais pas le levier d'Archimède, murmura le braconnier, et j'aime mieux, pour mon compte, manier mon fusil que le levier de qui que ce soit. Mais, si vous pouviez, continua-t-il en élevant la voix et frappant sur sa cuisse, si vous pouviez donner une idée à cette fille-là, ma mère et moi, nous vous aurions de la reconnaissance, car nous l'aimons, quoiqu'elle ne nous soit rien. Vous savez, l'habitude; à force de la voir, nous avons fini par nous y attacher, si repoussante qu'elle soit. – N'est-ce pas, petite? – Tenez, continua-t-il, elle ne m'entend même pas, elle ne reconnaît même pas ma voix.

      – Non, reprit le docteur en secouant la tête de haut en bas, non, mais elle a entendu et reconnu le chien; c'est tout ce qu'il me faut à moi.

      Jacques Mérey promit de revenir, et appela le chien, se déclarant incapable de retrouver la maison s'il n'avait pas ce guide fidèle.

      Mais le chien le suivit jusqu'à la porte seulement, et, quand Jacques Mérey en eut dépassé le seuil, le chien secoua la tête en signe de dénégation, et revint vers l'enfant, plus fidèle à son ancienne amitié qu'à sa nouvelle reconnaissance.

      Le docteur s'arrêta tout pensif. Il y avait plus d'un renseignement pour lui dans cette persistance du chien à rester près de la petite idiote.

      Et, en effet, il réfléchit que, s'il voulait sérieusement traiter cette enfant, c'étaient des soins de tous les jours, de toutes les heures, de toutes les minutes; c'étaient des inventions et des imaginations toujours nouvelles qu'il lui fallait. D'ailleurs, il se sentait déjà par la pitié attaché à ce petit être isolé, qui ne correspondait à rien dans la nature, et qui représentait le néant de l'intelligence et de la matière au milieu des êtres animés qui se mouvaient et qui pensaient, deux choses qu'il était incapable de faire.

      Les anciens cabalistes, voulant donner à Dieu un motif d'impulsion pour le faire sortir de son repos, disent que Dieu créa le monde par amour.

      Jacques Mérey, malgré toutes ses tentatives, n'avait encore rien créé; mais, nous l'avons dit, il aspirait à faire un être semblable à lui. La vue de cette jeune fille idiote, chez laquelle, de l'existence humaine, il n'existait que la matière, renouvela l'ardeur de son rêve. Comme Pygmalion, il devint amoureux d'une statue, non pas de marbre, mais de chair, et, comme le statuaire antique, il conçut l'espérance de l'animer.

      Les circonstances au milieu desquelles le docteur s'était trouvé lui avaient permis d'étudier non seulement les mœurs des hommes, mais encore les instincts et les inclinations des animaux.

      Il avait abandonné volontairement la société des villes pour se rapprocher de la nature et des êtres inférieurs qui la peuplent, persuadé que les animaux, dans une enveloppe plus ou moins grossière, ont une étincelle du fluide divin, mais que cette âme est seulement relative à des fonctions différentes des nôtres. Il considérait la Création comme une grande famille, dont l'homme était non pas le roi, mais le père:


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