Lettres à Madame Viardot. Turgenev Ivan Sergeevich

Lettres à Madame Viardot - Turgenev Ivan Sergeevich


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certainement belle et grandiose, et la figure qu'il a tracée est d'une simplicité antique, chaste et calme – peut-être trop calme, surtout pour vous, qui, grâce à Dieu, nous venez du Midi. Cependant, comme il y a aussi beaucoup de calme dans votre caractère, je crois que ce rôle vous ira à merveille, d'autant plus que vous n'avez pas besoin de faire un effort pour vous élever à tout ce qu'il y a de noble, de grand et de vrai dans la création de Gœthe, – tout cela se trouvant naturellement en vous. Iphigénie elle-même n'était pas une «fille du Nord»; un poisson n'a pas de mérite à rester calme…

      Vous prononcez bien l'allemand, vous ne le francisez pas; – au contraire, vous exagérez un tant soit peu l'accentuation, – mais je suis sûr qu'avec votre application ordinaire vous avez déjà fait disparaître ce léger défaut.

      Pardon, mille fois pardon de ces conseils de pédant; vous savez qu'ils prennent leur source dans le vif intérêt que je prends à vos moindres faits et gestes; et puis il n'y a que la perfection qui puisse vous convenir et nous contenter quand nous vous écoutons… Prenez-vous-en à vous-même… pourquoi nous avoir gâtés?

      Mon Dieu, comme j'aurais été heureux de vous entendre cet hiver!.. Il faudra que j'en vienne à bout d'une manière ou d'une autre.

      Dans la lettre que j'ai écrite à madame votre mère, j'ai donné quelques détails sur le théâtre d'ici, ce qui me dispense de revenir là-dessus. Je préfère vous féliciter sur l'emploi de votre temps à la campagne… Oui, certes, je suis bien curieux de voir de votre ouvrage8… Patience!

      Je n'ai pas encore reçu le petit livre de Viardot (que je remercie beaucoup de son bon souvenir), mais je l'ai déjà lu, et j'y ai retrouvé cet esprit sobre et fin, ce style élégant et simple dont la tradition semble vouloir se perdre en France. A propos de littérature, le prince Karol du dernier roman de Mme Sand (Lucrezia Fioriani), paraît être Chopin.

      Je vous dirai (si cela peut vous intéresser) que nous avons réussi à fonder un journal à nous, qui paraîtra dès la nouvelle année et qui s'annonce sous des auspices très favorables. Je n'y participe qu'en qualité de collaborateur9.

      Je travaille beaucoup pour le moment, et je ne vois presque personne. Ma santé est bonne, mes yeux ne s'empirent pas, ce qui est déjà un grand bonheur. J'ai trois petites chambres assez jolies où je vis en vrai solitaire avec mes livres, que je suis enfin parvenu à rassembler des quatre parties du monde – mes espérances et mes souvenirs. J'aurais bien voulu avoir ici l'excellent cheval que je montais à la campagne, mais la vie est si chère à Pétersbourg! C'était une jument anglaise bai clair, admirable d'allure, de douceur, de force et de vigueur. J'ai eu de même le bonheur de faire l'acquisition d'un excellentissime chien de chasse, ou plutôt d'une chienne. Elle se nomme Pif (drôle de nom, n'est-ce pas? pour une chienne); ma jument, au contraire, a été baptisée par une vieille Anglaise qui demeure chez ma mère Queen Victoria. J'avais un autre chien, un griffon, monstre de laideur, bon à rien, mais qui s'était attaché à moi. Celui-là répondait au nom de Paradise Lost… Voilà bien du bavardage et de l'enfantillage. J'en rougis et vous prie de l'excuser.

      Il faut que vous me promettiez de m'écrire le lendemain de votre première représentation allemande; d'ici là, si l'envie vous en prend, tant mieux. De mon côté, maintenant que la digue est rompue, je vais vous inonder de lettres. J'écris cette fois-ci à votre adresse, car je ne sais si Viardot est encore à Berlin. Il est cependant étrange que nos lettres se soient perdues!

      Mille – non – un million d'amitiés à tous les vôtres. Je crois que vous n'avez pas besoin de mes protestations d'amitié et de dévouement pour y croire; nous sommes déjà de vieux amis, des amis de trois ans. Je suis et serai toujours le même; je ne veux pas, je ne puis pas changer.

      Permettez-moi de vous serrer bien amicalement les mains; je fais les vœux les plus sincères pour votre bonheur.

      A revoir, un beau jour; ah! je crois bien qu'il sera beau, ce jour-là!

      Louise10 n'est pas encore assez grande demoiselle pour se formaliser d'un gros baiser que je donne à sa petite joue rondelette. Adieu, encore une fois.

Votre tout dévoué,YVAN TOURGUENEFF.

      II

Paris, 19 octobre 1847.

      Savez-vous, Madame, que vos charmantes lettres rendent la besogne très difficile à ceux qui ont prétendu à l'honneur de correspondre avec vous? J'en suis d'autant plus embarrassé qu'une légère indisposition (maintenant entièrement dissipée) m'ayant retenu dans ma chambre tous ces jours-ci, je ne puis vous envoyer, comme j'en avais l'intention, une petite revue de tout ce qui se passe à Paris. Me voilà donc réduit à mes propres ressources, comme la Médée de Corneille. C'est fort inquiétant… Mais n'importe! je compte sur votre indulgence… Ah! mais – sans plaisanter! – quelle abominable chose que l'abus de la parole! Voilà une phrase qui, à force d'avoir été répétée, ne veut plus rien dire; et quand on l'emploie très sérieusement, on s'expose à n'être pas cru. Enfin! comme dit votre mari – je commence par le commencement.

      Je commence par vous dire que nous sommes tous très enchantés de l'heureux commencement de vos pérégrinations, et que nous attendons avec impatience les nouvelles de votre début. Nous voyons d'ici tomber les fleurs et nous entendons les bravos. Hélas!.. Vous savez ce que veut dire cet hélas!

      Eh bien, vous voilà donc au fond de l'Allemagne! Il faut espérer que ces braves «Bürger» sauront mériter leur bonheur. Vous êtes à Dresde… N'étions-nous pas hier à Courtavenel? Le temps passe toujours vite, qu'il soit rempli ou vide, mais il arrive lentement… comme une clochette de troïka russe.

      Vous avez probablement parcouru Diderot. Il faut avoir lu ses paradoxes pour s'en amuser, les réfuter et les oublier. Il raffermit – à ses dépens – dans son lecteur le sentiment du vrai et du beau. Votre esprit si droit, si simple, et si sérieux dans sa finesse et sa grâce, n'a pas dû goûter beaucoup le babil capricieux, miroitant et dilettantisque du «Platon français» (jamais homme ne fut plus mal surnommé). Cependant on y pêche par-ci par-là quelques idées neuves et hardies, ou plutôt quelques germes d'idées fécondes. Son dévouement à la liberté de l'intelligence; son encyclopédie, voilà ce qui le fera vivre. Son cœur est excellent; mais quand il le fait parler, il y fourre de l'esprit et le gâte. Décidément les feux d'artifice du paradoxe ne vaudront jamais le bon soleil de la vérité. Et cependant, quoi de plus quotidien que le soleil? (Pas à Paris, par exemple!) Ma foi! vive le soleil! Vive tout ce qui est bon pour tout le monde!

      Mendelssohn est donc mort. Ce que vous en avez dit dans votre lettre à madame votre mère nous a paru à tous bien juste. Je ne le connais presque pas; d'après ce que j'ai entendu de lui, je suis tout prêt à l'estimer, – beaucoup l'aimer… c'est une autre affaire. On ne fait de belles choses qu'avec le talent et l'instinct réunis: avec la tête et le cœur; j'ose croire que chez Mendelssohn la tête prédomine. Je puis me tromper… mais, du reste, vous savez que je ne tiens pas obstinément à mes erreurs, quand on me met le nez dessus – ce qui n'est pas difficile, vu les proportions de cet organe. Je suis éducable.

      Et à propos, comment va die deutsche Sprache11? Parfaitement, j'imagine. J'ai déjà pris un maître d'espagnol: el señor Castelar. J'ai beaucoup travaillé tous ces temps-ci; je viens d'expédier un gros paquet à notre Revue12. C'est que je tiens à tenir mes promesses. J'achève de lire en ce moment un livre de Daumer sur les mystères du christianisme. Ce Daumer est une espèce de fou qui veut à toute force prouver que le christianisme primitif, judaïque, considéré comme secte, n'est autre chose que le culte de Moloch renouvelé; que les premiers chrétiens sacrifiaient et mangeaient des victimes humaines, et que Judas n'a trahi son maître que parce qu'il ne pouvait vaincre l'horreur que lui inspirait un pareil repas. Daumer dépense beaucoup d'érudition pour prouver que cette horrible coutume


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<p>8</p>

Il s'agit évidemment des compositions de musique de Mme Viardot.

<p>9</p>

Allusion à la fameuse revue russe le Contemporain, sous la direction du poète Nekrassov et de Panaïev, et dont les principaux collaborateurs étaient, avec Tourgueneff: Tolstoï, Ostrovky, Grigorovitch, le critique Belinsky, etc.

<p>10</p>

La fille aînée de Mme Viardot, devenue plus tard Mme Heritte.

<p>11</p>

La langue allemande.

<p>12</p>

Probablement ses premiers Récits d'un chasseur, parus en 1847 dans le Contemporain.