Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 3. Féval Paul
Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 3
DEUXIÈME PARTIE.
LE MANOIR.
(SUITE.)
XVI
LE PORTEFEUILLE
Pendant deux ou trois minutes, Marthe de Penhoël resta comme anéantie.
Le coup la frappait d'autant plus rudement qu'il était plus imprévu; jusqu'au dernier moment, elle avait refusé de croire à un malheur sérieux.
«Que craindre? un enlèvement? Mais qui pourrait avoir l'idée d'enlever cette pauvre enfant, malade et faible? N'eût-ce point été un assassinat?»
Maintenant que Marthe recouvrait la faculté de penser, sa conscience répondait à cette question:
«Les autres ont bien été assassinées!»
Mais la lumière se faisait lentement dans son esprit, et, à mesure qu'elle réfléchissait, les doutes revenaient en foule avec l'espoir.
C'était impossible! qui donc aurait enlevé Blanche? Marthe ne pouvait nommer qu'un seul coupable, et celui-là n'avait pas besoin d'employer les mesures extrêmes. Robert de Blois était le maître au manoir de Penhoël, où, depuis bien longtemps, chacun devait accomplir ses moindres volontés. On n'arrache pas une pauvre fille à son lit de souffrance, quand on peut la garder à vue comme une captive, et qu'on la tient en son pouvoir.
Pourtant, de la place où elle était tombée sur ses genoux, Marthe pouvait voir encore les derniers barreaux de l'échelle dressée contre la fenêtre. Il n'y avait pas à lutter contre cette preuve si évidente; Marthe courbait la tête, et c'était machinalement que sa bouche répétait encore:
– Blanche!.. Blanche!.. je t'en prie, ma fille, ne te cache plus!..
Il y avait déjà longtemps que Marthe était ainsi prosternée, la tête sur sa poitrine, et ne trouvant point la force de se relever. Elle voulait implorer Dieu, mais sa mémoire lui refusait, en ce moment, ses prières si souvent répétées. Elle ne pouvait prononcer qu'un mot:
– Blanche… Blanche!..
Comme elle essayait, pour la vingtième fois peut-être, de se dresser sur ses pieds, afin de jeter au moins un regard en dehors, la porte s'ouvrit doucement.
Un immense espoir envahit le cœur de la pauvre mère; son âme passa dans ses yeux, qui se fixèrent, avides, sur la porte entr'ouverte.
Personne ne s'y montrait encore.
– Blanche!.. murmura Madame; oh! tu me fais mourir!.. C'est toi, n'est-ce pas, c'est toi?
La porte s'ouvrit tout à fait, et au lieu de la charmante figure de l'Ange que Marthe s'attendait à voir, ce fut le visage sombre du maître de Penhoël qui apparut sur le seuil.
René avait ses cheveux gris épars, et les rides de son front semblaient se creuser plus profondes. Sa joue était blême, à l'exception de cette tache d'un rouge ardent que l'ivresse mettait, chaque soir, à ses pommettes osseuses amaigries. Il avait les yeux hagards, mais non pas éteints comme à l'ordinaire, et dans sa prunelle sanglante on lisait comme une colère vague et aveuglée.
Il était ivre.
Il se retenait des deux mains aux montants de la porte.
– On vous trouve enfin, madame!.. dit-il d'une voix embarrassée. Voilà longtemps que je vous cherche!.. Debout et suivez-moi.
La pauvre Marthe tâcha en vain d'obéir.
Et tout en s'efforçant, elle murmurait:
– Ma fille!.. par pitié, René, dites-moi où est ma fille!
Les sourcils de Penhoël se froncèrent. Sa figure était effrayante à voir.
– Ne m'avez-vous pas entendu?.. s'écria-t-il; ou ne suis-je déjà plus le maître?..
Marthe ne pouvait bouger. René traversa la chambre d'un pas lourd et chancelant. Quand il fut arrivé auprès de sa femme, il se baissa pour lui saisir le bras, et ce mouvement faillit lui faire perdre l'équilibre, tant l'eau-de-vie chargeait pesamment sa tête!
Il ne tomba pas cependant, et Marthe poussa un cri faible, parce que la main brutale de René lui écrasait le bras.
Il la souleva de force et la traîna, brisée, jusque dans le corridor.
Il y avait des années que le maître de Penhoël laissait sa femme dans l'abandon, mais il ne l'avait jamais maltraitée. Aux heures même de son ivresse quotidienne, il avait toujours gardé vis-à-vis d'elle les dehors du respect.
Cette violence soudaine, dont le motif ne se pouvait point deviner, faisait diversion à l'angoisse de Marthe, qui s'effrayait et qui disait:
– Que voulez-vous de moi, monsieur?.. Laissez-moi!.. laissez-moi!..
René ne répondait point et la forçait toujours de suivre son pas incertain le long du corridor.
Personne ne se montrait sur leur route. Durant cette soirée on eût dit que ce qui restait d'hôtes au manoir affectait de se cacher.
On n'avait vu ni Pontalès, ni l'homme de loi, ni Robert, ni Blaise…
René fit traverser à sa femme le corridor entier, et descendit avec elle le grand escalier du manoir. Il s'arrêta devant la porte du salon qu'il ouvrit.
– Entrez, dit-il.
Le salon était éclairé par une seule lampe qui brûlait sur une table, à côté d'un verre et d'un flacon vides. C'était là que Penhoël avait passé sa soirée.
Marthe fit quelques pas dans le salon et tomba épuisée sur un siége.
René agita une sonnette.
– De l'eau-de-vie!.. cria-t-il de loin au domestique dont les pas se faisaient entendre au dehors.
Le domestique s'éloigna, et revint l'instant d'après avec un nouveau flacon d'eau-de-vie.
– Allez-vous-en… lui dit René, et qu'on serve le souper ici dans une heure.
La porte se referma. Penhoël était seul avec sa femme. Il se versa un plein verre et prit place auprès d'elle.
– Vous êtes pâle, madame, commença-t-il; je crois que vous avez peur… Vous savez donc ce que j'ai à vous dire?..
– Au nom du ciel, monsieur, murmura Marthe, qu'est devenue ma fille?..
Penhoël la regardait en face, et ses yeux avaient une expression effrayante.
Une idée fixe lui restait dans son ivresse, une pensée de colère et de châtiment cruel.
– Votre fille!.. répéta-t-il, que m'importe cette enfant?..
– N'est-elle pas à vous, René?.. voulut dire Marthe.
– Silence!.. Je suis le maître pour une heure encore… J'ai le temps de vous juger et de vous punir!..
Marthe releva sur lui son regard étonné. Penhoël poursuivit en essayant de railler:
– Votre fille?.. Nous vous dirons ce qu'est devenue votre fille, madame!..
Et il ajouta d'un accent plus amer:
– L'enfant qu'on appelle l'Ange de Penhoël… la honte… le déshonneur de toute une race!..
– Monsieur!.. monsieur!.. voulut dire encore Marthe.
– Silence!.. il n'est pas temps de parler de votre Ange, madame… vous avez d'autres amours… Et puisque nous sommes seuls tous deux, nous pouvons bien causer affaires de famille!..
Il mit sa main sous sa veste de chasse et en retira un petit portefeuille vert. Marthe ne pouvait plus pâlir, mais elle tressaillit, et sa taille se redressa. Le premier mouvement d'épouvante fut en elle si vif qu'un instant elle oublia sa fille.
Penhoël eut un sourire.
– Comme vous regardez mon portefeuille, madame!.. dit-il; c'est une vieille connaissance pour vous!.. Je parie que vous auriez donné bien de l'argent pour le ravoir!..
Il