Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 3. Féval Paul

Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 3 - Féval Paul


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sans doute, puisque Robert n'avait eu qu'à montrer ce portefeuille pour vaincre à l'instant même la résistance de la pauvre femme.

      L'homme le plus froid aurait eu compassion à voir Marthe en ce moment. Elle n'avait plus la conscience exacte de tous les malheurs qui pesaient sur elle, mais elle sentait son cœur se briser. Ses cheveux détachés tombaient, alourdis et mouillés par une sueur glacée. Son visage exprimait une si terrible angoisse qu'il n'aurait pu changer davantage à l'heure de l'agonie.

      Penhoël n'avait point pitié.

      – Je comprends bien maintenant, continua-t-il, pourquoi vous m'engagiez, l'autre jour, à vendre le manoir… On vous avait menacée de ceci, madame!.. N'est-ce pas que vous auriez donné tout ce que vous possédiez au monde pour ravoir votre secret?

      – Pour ma fille!.. balbutia Marthe, mais devant Dieu, qui nous entend, je suis innocente, René, je vous le jure.

      Penhoël haussa les épaules.

      – Vous savez mentir à Dieu comme à moi, dit-il en posant le portefeuille sur la table pour avaler un verre d'eau-de-vie; voilà vingt ans que vous mentez… tous les jours… toutes les heures!.. Mais il ne s'agit pas de cela… Moi aussi je l'ai payé bien cher, ce portefeuille!.. Autrefois, pour l'avoir, j'aurais donné une métairie, un moulin, une futaie… mais où sont les fermes de l'héritage de Penhoël?.. Où sont les beaux champs de mon père… et ses étangs… et ses forêts?.. Je n'avais plus rien à donner… Et pourtant il me fallait ces preuves de ma honte!

      Marthe joignit ses mains.

      – Plus tard, reprit Penhoël en lui imposant silence d'un geste brutal, je vous dirai quel prix j'ai payé ce portefeuille… Maintenant, puisque je l'ai acheté, je veux en jouir… Il nous reste une bonne heure pour lire ensemble ces lettres chères… Ah! nous allons bien nous divertir, madame!..

      La voix de Penhoël éclata sourdement, tandis qu'il prononçait ces dernières paroles. Il était impossible de prévoir le dénoûment de cette scène. Comme tous les gens habitués à l'ivresse, Penhoël gardait longtemps un masque de raison et de gravité; mais sous ce masque menteur se cachait une véritable démence.

      Il pouvait parler et penser dans une certaine mesure, mais nul frein ne lui restait, et cette froide fantaisie de railler qui le tenait en ce moment ne faisait que retarder l'explosion de sa colère aveugle.

      D'ailleurs, il buvait toujours, et la lueur de sens qui éclairait encore sa cervelle troublée allait bientôt s'éteindre…

      Marthe était sans défense dans cette maison qui semblait abandonnée. Elle ne pouvait point fuir. Quand son regard cherchait d'instinct autour d'elle un aide ou un refuge, elle ne voyait que portes closes et hauts lambris où pendaient dans leurs cadres antiques les portraits des seigneurs de Penhoël.

      La lumière de la lampe, trop faible, ne permettait point de distinguer leurs traits austères; mais Marthe voyait briller çà et là, sous les cadres, les gardes d'or des vieilles épées. Car tous les Penhoël avaient servi le roi, et chacun d'eux gardait, sous son image, ses armes de bataille.

      Ce n'était pas la mort que redoutait Marthe. Elle pensait, sans trop d'effroi, que peut-être une de ces armes, entre les mains de René furieux, allait punir son crime imaginaire.

      Cette pensée ne l'occupait point. Parmi tous ces portraits, perdus à demi dans l'ombre, il y en avait un sur lequel tombaient d'aplomb les rayons de la lampe.

      C'était un tout jeune homme, à la figure heureuse et fière, et dont le regard semblait fixé sur Marthe, en ce moment, avec amour.

      Ce portrait, placé à côté du sévère visage du commandant de Penhoël, était le dernier de tous.

      Il représentait les traits de l'aîné de la famille, ce Louis dont le nom s'est trouvé si souvent dans ces pages.

      Quand les yeux de Marthe tombaient sur ce noble et beau visage, ils ne pouvaient plus s'en détacher. On eût dit qu'elle attendait alors quelque protection mystérieuse.

      René de Penhoël ouvrit le portefeuille. Sa main maladroite et tremblante y chercha un papier durant quelques secondes. Tandis qu'il cherchait, Marthe baissait la tête.

      Penhoël allait lire. Marthe attendait la première phrase de cette lecture comme un coupable redoute le premier mot de son arrêt: car le portefeuille contenait une lettre écrite par elle, et qui pouvait justifier sa condamnation à des yeux prévenus.

      Cette lettre lui avait été dérobée par Robert de Blois.

      René avait enfin trouvé ce qu'il cherchait. Marthe entendit le bruit d'un papier qu'on dépliait avec lenteur. Elle n'osait point relever la tête.

      – Voilà qui vous a procuré de bien doux moments, madame, dit le maître de Penhoël; je veux avoir ma part de votre joie, et nous allons relire cette bonne lettre ensemble.

      Il approcha le papier de la lampe et se prit à déchiffrer péniblement:

«Saint-Denis (île Bourbon), 5 décembre 1803.

      «Mon cher frère…»

      Marthe ne fit pas un mouvement, mais une nuance rosée vint à sa joue, tout à l'heure encore si pâle. Ses yeux, qui se relevèrent à demi avec une vivacité sournoise, peignaient une surprise profonde.

      Évidemment, ce n'était point cette lecture qu'elle attendait.

      Penhoël ne prenait point garde et poursuivait:

      «Mon cher frère,

      «Quand cette lettre vous parviendra, notre Marthe sera déjà sans doute depuis longtemps votre femme. Vous serez heureux, mais vous penserez toujours, je le crois, à celui qui souffre loin de vous.

      «Vous êtes l'homme que j'aime le plus au monde, René; je ne sais pas si j'aurais fait à notre vénéré père le sacrifice que j'ai accompli pour vous… Notre père nous quittait souvent, tandis que vous, René, je vous voyais tous les jours… Quand nous étions enfants, nos deux petits lits se touchaient; quand nous avons été jeunes gens, peines et plaisirs, nous avons tout partagé.

      «Répondez-moi bien vite, mon frère, car le découragement me gagne, loin de ceux que j'aime; il me semble qu'on m'oublie et que je suis seul au monde.

      «Donnez-moi des nouvelles de notre père et de notre mère; dites-moi que Marthe est bien heureuse…»

      C'était un dur travail pour la vue troublée de Penhoël que de déchiffrer cette écriture fine et incertaine.

      En traçant ces lignes, la main de Louis avait tremblé bien souvent.

      Marthe écoutait, immobile et retenant son souffle. L'expression de sa physionomie avait changé complétement. Il semblait qu'un rêve fût venu la bercer. L'angoisse qui contractait ses traits tout à l'heure faisait place à une tristesse douce.

      Penhoël était trop occupé pour remarquer cela. Il continuait:

      «Je ne sais pas si mon départ vous a surpris, mais je suis bien sûr que vous en aurez éprouvé de la peine: ne m'aimiez-vous pas autant que je vous aimais, mon bon frère? Si vous n'avez point deviné mon secret, il faut que je vous le dise, comme je vous ai dit toujours ce que j'avais dans le cœur. Cela vous attristera, René, mais je suis seul et je souffre. Laissez-moi vous confier tout mon malheur.

      «Et puis notre vénéré père se fatiguera de ne plus me voir. Il accusera d'ingratitude le fils sur qui comptait sa vieillesse. René, vous plaiderez ma cause. Vous lui direz que jamais mon amour et mon respect ne furent plus profonds; vous lui direz tout ce que votre cœur vous dictera, mon frère, car mon secret est pour vous, pour vous seul…

      «Et notre mère! Oh! je n'ai plus de courage en songeant à ce que j'ai perdu…

      «Parfois, ma pensée franchit la grande mer, si longue à traverser; je reviens à Penhoël; je vous revois tous: les cheveux blancs de mon père, ma mère accourant à ma voix, et vous qui sautez de joie, René; et Marthe, dont les grands yeux bleus hésitent entre les pleurs et le sourire…»

      Deux larmes coulaient sur les


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