Vie de Jeanne d'Arc. Vol. 1 de 2. Anatole France

Vie de Jeanne d'Arc. Vol. 1 de 2 - Anatole France


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les uns des autres, on s'apercevra qu'ils présentent entre eux des traits de ressemblance qu'on peut suivre jusque dans des détails très menus, qu'ils se répètent tous dans certaines de leurs paroles et dans certains de leurs actes, et peut-être, en reconnaissant le déterminisme étroit auquel sont soumis les mouvements de ces hallucinés, éprouve-t-on quelque surprise à voir la machine humaine fonctionner, sous l'action d'un même agent mystérieux, avec cette uniformité fatale. Jeanne appartient à ce groupe religieux, et il est intéressant de la comparer à cet égard à sainte Catherine de Sienne73, à sainte Colette de Corbie74, à Yves Nicolazic, le paysan de Kernanna75, à Suzette Labrousse, l'inspirée de l'Église constitutionnelle76 et à tant d'autres voyants et voyantes de cet ordre qui ont entre eux un air de famille. Trois visionnaires surtout sont étroitement apparentés avec Jeanne. Le premier en date est un vavasseur de Champagne, qui avait mission de parler au roi Jean. J'ai suffisamment fait connaître ce saint homme dans le présent ouvrage. Le second est un maréchal ferrant de Salon, qui avait mission de parler à Louis XIV; le troisième, un paysan de Gallardon, nommé Martin, qui avait mission de parler à Louis XVIII. On trouvera en appendice, des notices sur ce maréchal et sur ce laboureur, qui tous deux eurent des apparitions et montrèrent un signe au roi77. Les ressemblances que ces trois hommes, malgré la contrariété des sexes, présentent avec Jeanne d'Arc sont intimes et profondes, elles tiennent à leur nature même; et les différences, qui semblent au premier aspect séparer si largement Jeanne de ces visionnaires, sont d'ordre esthétique, (p. XXXVII) social, historique, par conséquent extérieures et contingentes. Sans doute il y a d'eux à elle contraste d'apparence et de fortune; ils présentent autant de disgrâce qu'elle exerce de charme et c'est un fait qu'ils échouèrent misérablement tandis qu'elle grandit en force et fleurit en légende. Mais c'est le propre de l'esprit scientifique de reconnaître dans le plus bel individu et dans le plus misérable avorton d'une même espèce des caractères communs, attestant l'identité d'origine.De notre temps, les libres penseurs, empreints pour la plupart de spiritualisme, se refusent à reconnaître en Jeanne non seulement cet automatisme qui détermine les actes d'une voyante comme elle, non seulement les influences d'une hallucination perpétuelle, mais jusqu'aux suggestions de l'esprit religieux. Ce qu'elle faisait par sainteté et dévotion, ils veulent qu'elle l'ait fait par enthousiasme raisonné. De telles dispositions se remarquent chez l'honnête et savant Quicherat qui met, à son insu, beaucoup de philosophie éclectique dans la piété de la Pucelle. Cette façon de voir ne fut pas sans inconvénients. Elle amena les historiens de libre pensée à exagérer jusqu'à l'absurde les facultés intellectuelles de cette enfant, à lui attribuer ridiculement des talents militaires et à substituer à la naïve merveille du XVe siècle un phénomène polytechnique. Les historiens catholiques de notre temps sont plus dans la nature et (p. XXXVIII) dans la vérité quand ils font de la Pucelle une sainte. Par malheur, l'idée de la sainteté s'est beaucoup affadie dans l'Église depuis le concile de Trente, et les historiens orthodoxes sont peu disposés à rechercher les variations de l'Église catholique à travers les âges. Aussi nous la rendent-ils béate et moderne. Si bien que, pour trouver la plus étrangement travestie de toutes les Jeanne d'Arc, on hésiterait entre leur miraculeuse protectrice de la France chrétienne, patronne des officiers et des sous-officiers, modèle inimitable des élèves de Saint-Cyr, et la druidesse romantique, la garde nationale inspirée, la canonnière patriote des républicains, s'il ne s'était trouvé un Père jésuite pour faire une Jeanne d'Arc ultramontaine dans la vérité quand ils font de la Pucelle une sainte. Par malheur, l'idée de la sainteté s'est beaucoup affadie dans l'Église depuis le concile de Trente, et les historiens orthodoxes sont peu disposés à rechercher les variations de l'Église catholique à travers les âges. Aussi nous la rendent-ils béate et moderne. Si bien que, pour trouver la plus étrangement travestie de toutes les Jeanne d'Arc, on hésiterait entre leur miraculeuse protectrice de la France chrétienne, patronne des officiers et des sous-officiers, modèle inimitable des élèves de Saint-Cyr, et la druidesse romantique, la garde nationale inspirée, la canonnière patriote des républicains, s'il ne s'était trouvé un Père jésuite pour faire une Jeanne d'Arc ultramontaine78. social, historique, par conséquent extérieures et contingentes. Sans doute il y a d'eux à elle contraste d'apparence et de fortune; ils présentent autant de disgrâce qu'elle exerce de charme et c'est un fait qu'ils échouèrent misérablement tandis qu'elle grandit en force et fleurit en légende. Mais c'est le propre de l'esprit scientifique de reconnaître dans le plus bel individu et dans le plus misérable avorton d'une même espèce des caractères communs, attestant l'identité d'origine.

      De notre temps, les libres penseurs, empreints pour la plupart de spiritualisme, se refusent à reconnaître en Jeanne non seulement cet automatisme qui détermine les actes d'une voyante comme elle, non seulement les influences d'une hallucination perpétuelle, mais jusqu'aux suggestions de l'esprit religieux. Ce qu'elle faisait par sainteté et dévotion, ils veulent qu'elle l'ait fait par enthousiasme raisonné. De telles dispositions se remarquent chez l'honnête et savant Quicherat qui met, à son insu, beaucoup de philosophie éclectique dans la piété de la Pucelle. Cette façon de voir ne fut pas sans inconvénients. Elle amena les historiens de libre pensée à exagérer jusqu'à l'absurde les facultés intellectuelles de cette enfant, à lui attribuer ridiculement des talents militaires et à substituer à la naïve merveille du XVe siècle un phénomène polytechnique. Les historiens catholiques de notre temps sont plus dans la nature et (p. XXXVIII) dans la vérité quand ils font de la Pucelle une sainte. Par malheur, l'idée de la sainteté s'est beaucoup affadie dans l'Église depuis le concile de Trente, et les historiens orthodoxes sont peu disposés à rechercher les variations de l'Église catholique à travers les âges. Aussi nous la rendent-ils béate et moderne. Si bien que, pour trouver la plus étrangement travestie de toutes les Jeanne d'Arc, on hésiterait entre leur miraculeuse protectrice de la France chrétienne, patronne des officiers et des sous-officiers, modèle inimitable des élèves de Saint-Cyr, et la druidesse romantique, la garde nationale inspirée, la canonnière patriote des républicains, s'il ne s'était trouvé un Père jésuite pour faire une Jeanne d'Arc ultramontaine dans la vérité quand ils font de la Pucelle une sainte. Par malheur, l'idée de la sainteté s'est beaucoup affadie dans l'Église depuis le concile de Trente, et les historiens orthodoxes sont peu disposés à rechercher les variations de l'Église catholique à travers les âges. Aussi nous la rendent-ils béate et moderne. Si bien que, pour trouver la plus étrangement travestie de toutes les Jeanne d'Arc, on hésiterait entre leur miraculeuse protectrice de la France chrétienne, patronne des officiers et des sous-officiers, modèle inimitable des élèves de Saint-Cyr, et la druidesse romantique, la garde nationale inspirée, la canonnière patriote des républicains, s'il ne s'était trouvé un Père jésuite pour faire une Jeanne d'Arc ultramontaine[75].

      Je n'ai pas soulevé de doutes sur la sincérité de Jeanne. On ne peut la soupçonner de mensonge: elle crut fermement recevoir sa mission de ses voix. Il est plus difficile de savoir si elle ne fut pas dirigée à son insu. Ce que nous connaissons d'elle avant son arrivée à Chinon se réduit à très peu de chose. On est porté à croire qu'elle avait subi certaines influences; c'est le cas de toutes les visionnaires: un directeur, qu'on ne voit pas, les mène. Il en dut être ainsi de Jeanne. On l'entendit qui disait, à Vaucouleurs, que le dauphin avait le royaume en commende79. Ce n'était pas les gens de son village qui lui avaient appris ce terme. Elle récitait une prophétie qu'elle n'avait pas inventée et qui, visiblement, avait été fabriquée pour elle.

      Elle dut fréquenter des prêtres fidèles à la cause du dauphin Charles et qui surtout souhaitaient la fin de la guerre. Les abbayes étaient incendiées, les églises pillées, le service divin aboli80. Ces pieuses gens qui soupiraient après la paix, voyant que le traité de Troyes ne l'avait pu donner, l'attendaient seulement de l'expulsion des Anglais. Et ce qu'il y eut de rare, d'extraordinaire et comme d'ecclésiastique et de religieux en cette jeune paysanne, ce n'est pas qu'elle


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<p>73</p>

Acta Sanctorum, 1675, Avril, III, 851.

<p>74</p>

Ibid., Mars, I, 532.

<p>75</p>

Le Père Hugues de Saint-François, Les grandeurs de sainte Anne, Rennes, 1657, in-8o. – L'abbé Max Nicol, Sainte-Anne-d'Auray, Paris, Bruxelles, s. d. in-8o, pp. 37 et suiv. – M. le docteur G. de Closmadeuc a bien voulu me communiquer son précieux travail inédit sur Yves Nicolazic, dans lequel on retrouve la sûreté d'information et de critique qui caractérise ses études d'histoire locale.

<p>76</p>

Recueil des ouvrages de la célèbre mademoiselle Labrousse, du Bourg de Vauxains, en Périgord, canton de Ribeirac, département de la Dordogne, actuellement prisonnière au château Saint-Ange, à Rome, Bordeaux, 1797, in-8o. – E. Lairtullier, Les femmes célèbres de 1789 à 1795, Paris, 1842, in-8o, t. I, pp. 212 et suiv. – Abbé Chr. Moreau, Une mystique révolutionnaire, Suzette Labrousse, Paris, 1886, in-8o. – A. France, Suzette Labrousse, Paris, 1907, in-12.

<p>77</p>

T. II, appendices II et III.

<p>78</p>

Le P. Ayroles, La vraie Jeanne d'Arc, 5 vol. grand in-8o, Paris, 1894-1902. En parlant de ce livre dans une étude sur l'Abjuration de Jeanne d'Arc (Paris, 1902, pp. 7 et 8, note), le chanoine Ulysse Chevalier, auteur d'un précieux Répertoire des sources du moyen âge, s'exprime avec beaucoup de sens et de fermeté. «Par les dimensions de ses cinq volumes, dit-il, cet ouvrage pourrait faire l'illusion d'être la plus ample histoire de Jeanne d'Arc; il n'en est rien. C'est un chaos de mémoires traduits ou mis en français de notre temps, de réflexions et de controverses contre la libre pensée, représentée par Michelet, H. Martin, Quicherat, Vallet de Viriville, Sim. Luce et Jos. Fabre. Deux titres suffiront pour donner une idée du ton. «Les pseudo-théologiens bourreaux de Jeanne d'Arc, bourreaux de la Papauté» (t. I, p. 87). «L'Université de Paris et le brigandage de Rouen» (p. 149). L'auteur juge trop souvent le XVe siècle d'après les préoccupations du XIXe. Est-il sûr que, membre de l'Université de Paris, en 1431, il eût pensé et jugé en faveur de Jeanne d'Arc, à l'encontre de ses collègues?».

<p>80</p>

Le P. Denifle, La désolation des églises, monastères, hôpitaux en France vers le milieu du XVe siècle, Mâcon, 1897, in-8o.