Les Dieux ont soif. Anatole France

Les Dieux ont soif - Anatole France


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se désintéressait des événements. Hélas! il n'était que trop certain qu'à l'enthousiasme de la première heure succédait l'indifférence générale, et qu'on ne reverrait plus les grandes foules unanimes de Quatre-vingt-neuf, qu'on ne reverrait plus les millions d'âmes harmonieuses qui se pressaient en Quatre-vingt-dix autour de l'autel des fédérés. Eh bien! les bons citoyens redoubleraient de zèle et d'audace, réveilleraient le peuple assoupi, en lui donnant le choix de la liberté ou de la mort.

      Ainsi songeait Gamelin, et la pensée d'Élodie soutenait son courage.

      Arrivé aux quais, il vit le soleil descendre à l'horizon sous des nuées pesantes, semblables à des montagnes de lave incandescente; les toits de la ville baignaient dans une lumière d'or; les vitres des fenêtres jetaient des éclairs. Et Gamelin imaginait des Titans forgeant, avec les débris ardents des vieux mondes, Dicé, la cité d'airain.

      N'ayant pas un morceau de pain pour sa mère ni pour lui, il rêvait de s'asseoir à la table sans bouts qui convierait l'univers et où prendrait place l'humanité régénérée. En attendant, il se persuadait que la patrie, en bonne mère, nourrirait son enfant fidèle. Se roidissant contre les dédains du marchand d'estampes, il s'excitait à croire que son idée d'un jeu de cartes révolutionnaire était nouvelle et bonne et qu'avec ses aquarelles bien réussies il tenait une fortune sous son bras. "Desmahis les gravera, pensait-il. Nous éditerons nous-mêmes le nouveau jeu patriotique et nous sommes sûrs d'en vendre dix mille, à vingt sols chaque, en un mois."

      Et, dans son impatience de réaliser ce projet, il se dirigea à grands pas sur le quai de la Ferraille, où logeait Desmahis, au-dessus du vitrier.

      On entrait par la boutique. La vitrière avertit Gamelin que le citoyen Desmahis n'était pas chez lui, ce qui ne pouvait beaucoup surprendre le peintre, qui savait que son ami était d'humeur vagabonde et dissipée, et qui s'étonnait qu'on pût graver autant et si bien qu'il le faisait avec aussi peu d'assiduité. Gamelin résolut de l'attendre un moment. La femme du vitrier lui offrit un siège. Elle était morose et se plaignait des affaires qui allaient mal, quoiqu'on eût dit que la Révolution, en cassant les carreaux, enrichissait les vitriers.

      La nuit tombait: renonçant à attendre son camarade, Gamelin prit congé de la vitrière. Comme il passait sur le Pont-Neuf, il vit déboucher du quai des Morfondus des gardes nationaux à cheval qui refoulaient les passants, portaient des torches et, avec un grand cliquetis de sabres, escortaient une charrette qui traînait lentement à la guillotine un homme dont personne ne savait le nom, un ci-devant, le premier condamné du nouveau tribunal révolutionnaire. On l'apercevait confusément entre les chapeaux des gardes, assis, les mains liées sur le dos, la tête nue et ballante, tournée vers le cul de la charrette. Le bourreau se tenait debout près de lui, appuyé à la ridelle. Les passants, arrêtés, disaient entre eux que c'était probablement quelque affameur du peuple et regardaient avec indifférence. Gamelin, s'étant approché, reconnut parmi les spectateurs Desmahis, qui s'efforçait de fendre la foule et de couper le cortège. Il l'appela et lui mit la main sur l'épaule; Desmahis tourna la tête. C'était un jeune homme beau et vigoureux.

      On disait naguère, à l'académie, qu'il portait la tête de Bacchus sur le corps d'Hercule. Ses amis l'appelaient "Barbaroux", à cause de sa ressemblance avec ce représentant du peuple.

      "Viens, lui dit Gamelin, j'ai à te parler d'une affaire importante.

      –Laisse-moi!" répondit vivement Desmahis.

      Et il jeta quelques mots indistincts, en guettant le moment de s'élancer:

      "Je suivais une femme divine, en chapeau de paille, une ouvrière de modes, ses cheveux blonds sur le dos: cette maudite charrette m'en a séparé… Elle a passé devant, elle est déjà au bout du pont."

      Gamelin tenta de le retenir par son habit, jurant que la chose était d'importance.

      Mais Desmahis s'était déjà coulé à travers chevaux, gardes, sabres et torches et poursuivait la demoiselle de modes.

      IV

      Il était dix heures du matin. Le soleil d'avril trempait de lumière les tendres feuilles des arbres. Allégé par l'orage de la nuit, l'air avait une douceur délicieuse. A longs intervalles, un cavalier, passant sur l'allée des Veuves, rompait le silence de la solitude. Au bord de l'allée ombreuse, contre la chaumière de La Belle Lilloise, sur un banc de bois, Évariste attendait Élodie. Depuis le jour où leurs doigts s'étaient rencontrés sur le linon de l'écharpe, où leurs souffles s'étaient mêlés, il n'était plus revenu à l'Amour peintre. Pendant toute une semaine, son orgueilleux stoïcisme et sa timidité, qui devenait sans cesse plus farouche, l'avaient tenu éloigné d'Élodie. Il lui avait écrit une lettre grave, sombre, ardente, dans laquelle, exposant les griefs dont il chargeait le citoyen Blaise et taisant son amour, dissimulant sa douleur, il annonçait sa résolution de ne plus retourner au magasin d'estampes et montrait à suivre cette résolution plus de fermeté que n'en pouvait approuver une amante.

      D'un naturel contraire, Élodie, encline à défendre son bien en toute occasion, songea tout de suite à rattraper son ami. Elle pensa d'abord à l'aller voir chez lui, dans l'atelier de la place de Thionville. Mais, le sachant d'humeur chagrine, jugeant, par sa lettre, qu'il avait l'âme irritée, craignant qu'il n'enveloppât dans la même rancune la fille et le père et ne s'étudiât à ne la plus revoir, elle pensa meilleur de lui donner un rendez-vous sentimental et romanesque auquel il ne pourrait se dérober, où elle aurait tout loisir de persuader et de plaire, où la solitude conspirerait avec elle pour le charmer et le vaincre.

      Il y avait alors, dans tous les jardins anglais et sur toutes les promenades à la mode, des chaumières construites par de savants architectes, qui flattaient ainsi les goûts agrestes des citadins. La chaumière de La Belle Lilloise, occupée par un limonadier, appuyait sa feinte indigence sur les débris artistement imités d'une vieille tour, afin d'unir au charme villageois la mélancolie des ruines. Et, comme s'il n'eût point suffi, pour émouvoir les âmes sensibles, d'une chaumière et d'une tour écroulée, le limonadier avait élevé sous un saule un tombeau, une colonne surmontée d'une urne funèbre et qui portait cette inscription: "Cléonice à son fidèle Azor." Chaumières, ruines, tombeaux: à la veille de périr, l'aristocratie avait élevé dans les parcs héréditaires ces symboles de pauvreté, d'abolition et de mort. Et maintenant les citadins patriotes se plaisaient à boire, à danser, à aimer dans de fausses chaumières, à l'ombre de faux cloîtres faussement ruinés et parmi de faux tombeaux, car ils étaient les uns comme les autres amants de la nature et disciples de Jean-Jacques et ils avaient pareillement des cœurs sensibles et pleins de philosophie.

      Arrivé au rendez-vous avant l'heure fixée, Évariste attendait, et, comme au balancier d'une horloge, il mesurait le temps aux battements de son cœur. Une patrouille passa, conduisant des prisonniers. Dix minutes après, une femme tout habillée de rose, un bouquet de fleurs à la main, selon l'usage, accompagnée d'un cavalier en tricorne, habit rouge, veste et culotte rayés, se glissèrent dans la chaumière, tous deux si semblables aux galants de l'ancien régime qu'il fallait bien croire, avec le citoyen Blaise, qu'il y a dans les hommes des caractères que les révolutions ne changent point.

      Quelques instants plus tard, venue de Rueil ou de Saint-Cloud, une vieille femme, qui portait au bout du bras une boîte cylindrique, peinte de couleurs vives, alla s'asseoir sur le banc où attendait Gamelin. Elle avait posé devant elle sa boîte, dont le couvercle portait une aiguille pour tirer les sorts. Car la pauvre femme offrait, dans les jardins, la chance aux petits enfants. C'était une marchande de "plaisirs", vendant sous un nom nouveau une antique pâtisserie, car, soit que le terme immémorial d'"oublie" donnât l'idée importune d'oblation et de redevance, soit qu'on s'en fût lassé par caprice, les "oublies" s'appelaient alors des "plaisirs".

      La vieille essuya, d'un coin de son tablier, la sueur de son front et exhala ses plaintes au ciel, accusant Dieu d'injustice quand il faisait une dure vie à ses créatures. Son homme tenait un bouchon, au bord de la rivière, à Saint-Cloud, et elle montait tous les jours aux Champs-Élysées, agitant sa cliquette et criant: "Voilà le plaisir, mesdames!" Et de tout ce travail ils ne tiraient pas de quoi soutenir leur vieillesse.

      Voyant


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