Monsieur de Camors — Complet. Feuillet Octave

Monsieur de Camors — Complet - Feuillet Octave


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les doctrines despotiques et cruelles qu'il croyait voir désormais au bout de toutes les théories démocratiques. Une chose, d'ailleurs, l'avait encore choqué et rebuté dans le langage habituel de son oncle, c'était la profession d'un athéisme absolu. Il avait lui-même, à défaut de foi très formelle, un fonds de croyance générale, de respect et comme de sensibilité religieuse que l'impiété cynique offensait. De plus, il ne comprenait point et il ne comprit jamais dans tout le cours de sa vie que des principes pussent se soutenir par leur propre poids dans la conscience humaine, s'ils n'avaient des racines et une sanction plus haut. — Ou un Dieu ou pas de principes! — ce fut un dilemme dont aucun philosophe allemand ne put le faire sortir.

      La réaction de ses idées le rapprocha des autres branches de sa famille, qu'il avait un peu négligées jusque-là. Ses deux tantes demeuraient à Paris. Toutes deux, en raison de la réduction de leur dot, avaient dû autrefois faire quelques concessions pour passer à l'état de mariage. L'aînée, Éléonore-Jeanne, avait épousé du vivant de son père le comte de la Roche-Jugan, qui avait dépassé la cinquantaine, mais qui était, d'ailleurs, un fort galant homme. Il était digne d'être aimé. Néanmoins sa femme ne l'aima pas, leur manière de voir différant extrêmement sur quelques points essentiels. M. de la Roche-Jugan était de ceux qui avaient servi le gouvernement de la Restauration avec un dévouement inviolable, mais attristé. Il avait été attaché dans sa jeunesse au ministère et à la personne du duc de Richelieu, et il avait conservé, des leçons et de l'exemple de cet illustre personnage, l'élévation et la modération des sentiments, la chaleur du patriotisme et la fidélité sans illusions. Il vit de loin les abîmes, déplut au prince en les lui montrant, et l'y suivit. Rentré dans la vie privée avec peu de fortune, il y gardait sa foi politique plutôt comme une religion que comme une espérance. Ses espérances, son activité, son amour du bien, il tourna tout vers Dieu. Sa piété, aussi éclairée qu'elle était profonde, lui fit prendre rang parmi cette élite d'esprits qui s'efforçait alors de réconcilier l'antique foi nationale avec les libertés irrévocables de la pensée moderne. Il éprouva dans cette tâche, comme la plupart de ses nobles amis, de mortelles tristesses, et tellement mortelles, qu'il y succomba. Sa femme, il est vrai, ne contribua pas peu à hâter ce dénoûment d'une vie excellente par l'intempérance de son zèle et l'acrimonie de son étroite dévotion. C'était une personne d'un petit cœur et d'un grand orgueil, qui mettait Dieu au service de ses passions, comme Dardennes jeune mettait la liberté au service de ses rancunes. Dès qu'elle fut veuve, elle purifia son salon: on n'y vit plus figurer désormais que des paroissiens plus orthodoxes que leur évêque, des prêtres français qui reniaient Bossuet, et, en conséquence, la religion fut sauvée en France. Louis de Camors, admis dans ce lieu choisi à titre de parent et de néophyte, y trouva la dévotion de Louis XI et la charité de Catherine de Médicis, et y perdit bientôt le peu de foi qu'il avait.

      Il se demanda douloureusement s'il n'y avait pas de milieu entre la Terreur et l'Inquisition, et s'il fallait être en ce monde un fanatique ou rien. Il chercha quelque opinion intermédiaire constituée avec la force et la cohésion d'un parti, et il ne la put découvrir.

      Il semblait alors que toute la vie se fût réfugiée dans les opinions extrêmes, et que tout ce qui n'était pas violent et excessif en fait de politique ou de religion fût indifférent et inerte, vivant au jour le jour, sans principe et sans foi. Tel lui parut être du moins le personnage que les tristes hasards de sa vie lui présentèrent comme le type des politiques tempérés.

      Sa plus jeune tante, Louise-Élisabeth, que ses goûts portaient aux jouissances de la vie mondaine, avait jadis profité de la mort de son père pour se mésallier richement. Elle avait épousé le baron Tonnelier, dont le grand-père avait été meunier, mais dont le père, homme de mérite et d'honneur, avait rempli des fonctions élevées sous le premier Empire, le baron Tonnelier avait une grande fortune, qu'il accroissait encore chaque jour par des spéculations industrielles. Il avait été dans sa jeunesse beau cavalier, voltairien et libéral. Avec le temps, il était resté voltairien, mais il avait cessé d'être beau cavalier et surtout libéral. Tant qu'il fut simplement député, il eut encore çà et là quelques velléités démocratiques; mais, le jour où il fut investi de la pairie, il reconnut définitivement que le genre humain n'avait plus de progrès à accomplir. La Révolution française était close: elle avait atteint son but suprême. Personne ne devait plus ni marcher, ni parler, ni écrire, ni grandir: cela le dérangeait. S'il eût été sincère, il eût avoué qu'il ne concevait pas comment il pouvait y avoir encore quelquefois des orages et du tonnerre dans le ciel, et comment la nature n'était pas parfaitement heureuse et tranquille, quand lui-même l'était.

      Lorsque son neveu put l'apprécier, le baron Tonnelier n'était plus pair de France; mais, étant de ceux qui ne se font pas de mal en tombant, qui même se font quelquefois du bien, il avait reconquis une position très élevée dans le monde officiel, et il s'efforçait consciencieusement de rendre au gouvernement nouveau les services qu'il avait rendus au règne précédent. Il parlait avec une aisance étrange de supprimer tel journal, tel orateur, tel professeur, tel livre, de supprimer tout, excepté lui. À l'entendre, la France avait fait fausse route depuis 1789, et il s'agissait de la ramener en deçà de cette date fatale. Toutefois, il ne parlait pas de retourner pour son compte au moulin de son grand-père, ce qui était contradictoire. Si ce vieillard eût rencontré la Liberté, sa mère, au coin d'un bois, il l'eût étranglée. Nous ajouterons à regret qu'il avait coutume de qualifier de bousingots ceux de MM. les ministres qui lui étaient suspects de dispositions libérales, et en particulier ceux qui prétendaient favoriser l'instruction populaire. Jamais, en un mot, conseiller plus funeste n'approcha d'un trône. Heureusement, s'il en était près par la dignité, il en était loin par la confiance.

      C'était, du reste, un homme aimable, encore vert et galant, plus galant même qu'il n'était vert. Il en résultait qu'il avait d'assez mauvaises mœurs. Il hantait fort les coulisses. Il avait deux filles, récemment mariées, devant lesquelles il citait volontiers les plus piquantes plaisanteries de Voltaire et les historiettes les plus salées de Tallemant des Réaux; c'est pourquoi toutes deux promettaient de fournir à la chronique légère, comme leur mère avant elles, une série d'anecdotes intéressantes.

      Pendant que Louis de Camors apprenait par le contact et par l'exemple des membres collatéraux de sa famille à se défier également de tous les principes et de toutes les convictions, son terrible père l'achevait. Viveur à outrance, dépravé jusqu'aux moelles, égoïste effréné, passé maître dans l'art de la haute gouaillerie parisienne, se croyant supérieur à tout parce qu'il rabaissait tout, et se complaisant finalement à flétrir tous les devoirs dont il avait aimé toute sa vie à se dispenser, voilà son père. Avec cela, l'honneur de son cercle, une grande mine, et je ne sais quel charme imposant. Le père et le fils se voyaient peu. M. de Camors étant beaucoup trop fier pour mêler son fils à ses désordres personnels; mais la vie commune les rapprochait quelquefois aux heures des repas. Il écoutait alors avec sa manière froide et railleuse les récits enthousiastes ou découragés du jeune homme; il ne lui faisait jamais l'honneur d'une controverse sérieuse: il répondait par quelques paroles amères et hautaines, que son fils sentait tomber comme des gouttes glacées sur ce qui restait de flamme dans son cœur.

      À mesure que le découragement l'envahissait, il perdait l'entrain du travail et s'abandonnait de plus en plus aux plaisirs faciles des oisifs de sa condition. En s'y abandonnant, il en prit le goût; il y porta les séductions de sa personne et la supériorité de ses facultés, mais en même temps une sorte de tristesse sombre et parfois violente. Ce qu'il y avait en lui d'âpre et de malfaisant ne l'empêcha nullement d'être aimé des femmes, et le fit redouter des hommes. On l'imita. Il contribua à fonder la charmante école de la jeunesse sans sourire. Ses airs d'ennui et de lassitude, qui avaient du moins chez lui l'excuse d'une cause sérieuse, furent copiés servilement par des adolescents qui n'avaient jamais connu d'autres souffrances que celles d'un estomac surmené, mais à qui il plaisait néanmoins de paraître fanés dans leur cœur et de mépriser l'humanité.

      Nous avons retrouvé Camors dans cette phase de sa vie. Rien de plus artificiel, on l'a compris, que l'insouciant dédain dont ce jeune homme portait le masque. En tombant dans la fosse commune du doute, il avait


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