Voyage en Espagne. Gautier Théophile
Par un hasard heureux, la façade de San-Pablo est située sur une place, et l'on peut en prendre la vue au daguerréotype, ce qui est très-difficile pour les édifices du moyen âge, presque toujours enchâssés dans des tas de maisons et d'échoppes abominables; mais la pluie, qui ne cessa de tomber pendant le temps que nous restâmes à Valladolid, ne nous permit pas d'en prendre une épreuve. Vingt minutes de soleil à travers les ondées de pluie de Burgos nous avaient permis de reproduire les deux flèches de la cathédrale avec un grand morceau du portail d'une manière très-nette et très-distincte; mais, à Valladolid, nous n'eûmes pas même les vingt minutes, ce que nous regrettâmes d'autant plus que la ville abonde en charmantes architectures. Le bâtiment où se trouve la bibliothèque, dont on veut faire un musée, est du goût le plus pur et le plus délicieux; bien que quelques-uns de ces restaurateurs ingénieux qui préfèrent les planches aux bas-reliefs, aient honteusement gratté ses admirables arabesques, il en reste encore assez pour en faire un chef-d'œuvre d'élégance. Nous signalerons aux dessinateurs un balcon intérieur qui échancre l'angle d'un palais sur cette même place de San-Pablo, et forme un mirador d'un goût tout à fait original. La colonnette qui réunit les deux arcs est d'une coupe très-heureuse. C'est dans cette maison, à ce qu'on nous a dit, qu'est né le terrible Philippe II. Mentionnons aussi un colossal fragment de cathédrale inachevée en granit, par Herrera, dans le genre de Saint-Pierre de Rome; mais cette construction fut abandonnée pour l'Escurial, lugubre fantaisie du triste fils de Charles-Quint.
On nous fit voir dans une église fermée une collection de tableaux provenant de la suppression des couvents, et réunis là par ordre supérieur; cette collection prouve que les gens qui ont pillé les églises et les couvents sont d'excellents artistes et d'admirables connaisseurs, car ils n'ont laissé que d'horribles croûtes dont la meilleure ne se vendrait pas quinze francs chez un marchand de bric-à-brac. Au Musée, il y a quelques tableaux passables, mais rien de supérieur; en revanche, force sculptures sur bois et force christs d'ivoire, plutôt remarquables par la grandeur de leurs proportions et leur antiquité, que par la beauté réelle du travail. Au reste, les gens qui vont en Espagne pour acheter des curiosités sont fort désappointés: pas une arme précieuse, pas une édition rare, pas un manuscrit, rien.
La Plaza de la Constitucion de Valladolid est fort belle et fort vaste: elle est entourée de maisons soutenues par de grandes colonnes de granit bleuâtre d'une seule pièce et d'un bel effet. Le palais de la Constitucion, peint en vert-pomme, est orné d'une inscription en l'honneur de l'innocente Isabelle, comme on appelle ici la petite reine, et d'un cadran éclairé la nuit comme celui de l'Hôtel-de-ville de Paris, innovation qui paraît beaucoup réjouir les habitants. Sous les piliers sont établies des multitudes de tailleurs, de chapeliers et de cordonniers, les trois états les plus florissants en Espagne; c'est là que sont les principaux cafés, et tout le mouvement de la population semble se concentrer sur ce point. Dans le reste de la ville, à peine rencontrez-vous un rare passant, une criada qui va chercher de l'eau, ou un paysan qui chasse son âne devant lui. Cet effet de solitude est encore augmenté par la grande surface qu'occupe cette ville, où les places sont plus nombreuses que les rues. Le Campo grande, à côté de la grande porte, est entouré de quinze couvents, et il pourrait y en tenir encore plus.
On donnait ce soir-là au théâtre une pièce de M. Breton de Los Herreros, poëte dramatique très-estimé en Espagne. Cette pièce portait ce titre assez bizarre: El Pelo de la Desa, qui signifie littéralement le Poil du Pâturage, expression proverbiale assez difficile à faire comprendre, mais qui répond à notre dicton: «La caque sent toujours le hareng.» Il s'agit d'un paysan aragonais qui doit épouser une fille bien née, et qui a le bon sens de reconnaître qu'il ne pourra jamais devenir un homme du monde. Le comique de cette pièce consiste dans l'imitation parfaite du dialecte, de l'accent aragonais, mérite peu sensible pour des étrangers. Le baile nacional, sans être aussi macabre que celui de Vittoria, était encore très-médiocre. Le lendemain, on jouait Hernani ou l'Honneur castillan, de Victor Hugo, traduit par don Eugenio de Ochoa; nous n'eûmes garde de manquer pareille fête. La pièce est rendue, vers pour vers, avec une exactitude scrupuleuse, à l'exception de quelques passages et de quelques scènes que l'on a dû retrancher pour satisfaire aux exigences du public. La scène des portraits est réduite à rien, parce que les Espagnols la considèrent comme injurieuse pour eux, et s'y trouvent indirectement tournés en ridicule. Il y a aussi beaucoup de suppressions dans le cinquième acte. En général, les Espagnols se fâchent lorsqu'on parle d'eux d'une manière poétique; ils se prétendent calomniés par Hugo, par Mérimée et par tous ceux en général qui ont écrit sur l'Espagne: oui… calomniés, mais en beau. Ils renient de toutes leurs forces l'Espagne du Romancero et des Orientales, et une de leurs principales prétentions, c'est de n'être ni poétiques ni pittoresques, prétentions, hélas! trop bien justifiées. Le drame a été bien joué: le Ruy Gomez de Valladolid valait assurément celui de la rue de Richelieu, et ce n'est pas peu dire. Quant à l'Hernani, rebelle empoisonné, il aurait été très-satisfaisant sans le caprice maussade qu'il avait eu de s'habiller en troubadour de pendule. La doña Sol était presque aussi jeune que mademoiselle Mars, et n'avait pas son talent.
Le théâtre de Valladolid est d'une coupe assez heureuse, et, quoiqu'il ne soit décoré à l'intérieur que d'une simple couche de blanc avec des ornements en grisaille, l'effet en est joli; le décorateur a eu l'idée bizarre de peindre sur les parois de l'avant-scène des fenêtres ornées de leurs rideaux de mousseline à petits pois fort bien imités. Ces fenêtres en premières loges ont un aspect singulier: les balcons et les devantures des loges sont à jour avec des balustres évidés qui permettent de voir si les femmes ont le pied petit et sont bien chaussées, et même si leur cheville est fine et leur bas bien tiré; – ce qui n'a pas grand inconvénient pour les femmes espagnoles, presque toujours irréprochables sous ce rapport. J'ai vu par un charmant feuilleton de mon remplaçant littéraire (car la Presse pénètre jusque dans ces régions barbares) que les balcons de galerie du nouvel Opéra-Comique étaient construits dans ce système.
Au sortir de Valladolid, le paysage change de caractère, les landes reparaissent; seulement elles ont de plus que celles de Bordeaux des bouquets de chênes verts rabougris, et leurs pins sont plus évasés et se rapprochent de la forme du parasol. Du reste, même aridité, même solitude, même aspect de désolation; çà et là quelques tas de décombres décorés du nom de villages brûlés et dévastés par les factieux, où errent quelques rares habitants déguenillés et de mine chétive. Comme pittoresque, il n'y a que quelques jupons de femme: ces jupons sont d'un jaune queue de serin très-vif, égayé de broderies de plusieurs nuances, représentant des oiseaux et des fleurs.
Olmedo, où l'on s'arrête pour dîner, est complètement en ruine; des rues entières sont désertes, d'autres obstruées par les maisons écroulées; l'herbe pousse dans les places. Comme dans ces villes maudites dont parle l'Écriture, il n'y aura bientôt plus à Olmedo d'autres habitants que la vipère à tête plate, le hibou myope, et le dragon du désert frottera les écailles de son ventre sur la pierre des autels. Une ceinture d'anciennes fortifications démantelées entoure la ville, et le lierre charitable habille de son manteau vert la nudité des tours éventrées et lézardées. De grands et beaux arbres bordent ces remparts. La nature tâche de réparer de son mieux les ravages du temps et de la guerre. La dépopulation de l'Espagne est effrayante: du temps des Mores, elle comptait trente-deux millions d'habitants; maintenant elle en possède tout au plus dix ou onze. À moins d'un changement heureux qui n'est guère probable, ou d'une fécondité surnaturelle dans les mariages, des villes autrefois florissantes seront tout à fait abandonnées, et leurs ruines de briques et de pisé se fondront insensiblement dans la terre qui dévore tout, les cités et les hommes.
Dans la salle où nous dînions, une grosse femme taillée en Cybèle se promenait de long en large, portant sous son bras un panier oblong recouvert d'une étoffe, d'où sortaient de petits gémissements plaintifs et flûtés, ressemblant assez à ceux d'un enfant en bas âge. Cela m'intriguait beaucoup, parce que la corbeille était si petite qu'elle ne pouvait assurément contenir qu'un enfant microscopique et phénoménal, un Lilliputien bon à montrer dans les foires. L'énigme ne tarda pas à s'expliquer; la nourrice (c'en était une) tira du panier un jeune chien café au lait, s'assit