Les amours d'une empoisonneuse. Emile Gaboriau

Les amours d'une empoisonneuse - Emile Gaboriau


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de libre en ce moment pour ce nouvel hôte?

      – Rien, monsieur, répondit le guichetier.

      – Alors, mettez-moi celui-ci avec un autre prisonnier: la société lui fera plaisir.

      Le guichetier ordonna à Sainte-Croix de le suivre, et, après de nombreux détours à travers des escaliers ténébreux et des corridors froids et humides, il ouvrit une porte dont le bois disparaissait entièrement sous un arsenal de verrous.

      Sainte-Croix fut poussé par lui à l'intérieur, puis les verrous grincèrent et la porte se referma.

      Un instant, il demeura immobile sur le seuil; il écoutait avec une anxiété affreuse les pas lourds du guichetier qui se perdaient dans l'éloignement.

      Il était comme étourdi sous le coup qui venait de l'atteindre, et une inexprimable angoisse lui serrait le cœur.

      Quel sort l'attendait? Quel serait le terme de sa captivité? Était-il destiné à voir ses cheveux blanchir dans cette forteresse de la tyrannie? Entré jeune homme, n'en sortirait-il pas vieillard, et même en sortirait-il jamais? Comme aux portes de l'enfer de Dante, aux portes de la Bastille, les infortunés qui entraient devaient laisser toute espérance.

      Lorsque tout bruit eut cessé, lorsque Sainte-Croix put se croire seul et pour jamais peut-être séparé du reste des vivant, il songea à explorer sa prison.

      Pour se guider, il n'avait d'autre lueur que celle d'un pâle rayon de lune qui faisait sa trouée à travers une fenêtre étroite, percée à six pieds du sol et ornée d'un appareil formidable de grilles et de verrous.

      Toute la lumière tombait en plein sur une mauvaise couche placée en un coin et laissait dans l'obscurité la plus complète tout le reste du cachot.

      Sainte-Croix se dirigea vers ce grabat, en chancelant comme un homme pris de vin, et s'y laissa tomber avec une explosion de désespoir qui se traduisit en cris et en sanglots.

      Par un de ces retours soudains qui suivent presque toujours les grandes catastrophes, il revoyait en un instant, comme dans un miroir fidèle, toute sa vie passée.

      Tous les souvenirs heureux de son existence se présentaient en foule à sa mémoire et lui faisaient plus rudement sentir son malheur présent.

      Il cherchait à se rappeler les moindres détails de cette soirée qu'il venait de passer près de la marquise, il croyait entendre encore à son oreille cette voix argentine, murmurant des paroles d'amour. N'était-ce pas de longues années de bonheur qu'il venait de perdre!

      Avec tous ces souvenirs, sa colère montait terrible, effrayante; il s'était rué sur le lit comme une bête fauve, en poussant de ces rugissements qui semblent n'appartenir à aucune poitrine humaine, – note suprême de la fureur à cet instant où il faut que le cœur éclate ou se brise.

      Il maudissait ces hommes qui, pour le plonger vivant dans une tombe, l'étaient venus arracher à sa vie libre et joyeuse: il blasphémait Dieu qui voyait et souffrait de tels crimes; enfin, il appela à son aide une puissance quelle qu'elle fût, offrant son âme et sa vie en échange d'un jour, d'une heure de liberté et de vengeance.

      – Je t'attends et j'accepte, dit une voix étrange, tout près du prisonnier.

      Pâle, l'œil hagard, les cheveux hérissés de terreur, le chevalier se dressa sur son lit.

      Dans le cercle lumineux dessiné par la fenêtre, un homme, vêtu d'un pourpoint noir en lambeaux, était debout.

      Lentement, par un acheminement presque insensible, il s'approchait du grabat. Il était hâve et maigre; ses cheveux longs retombaient sur ses épaules; sa barbe inculte se hérissait autour de ses pommettes saillantes, une lueur phosphorescente brûlait sous ses épais sourcils, et la lumière bleuâtre de la lune faisait comme une auréole autour de son front ravagé.

      A cette apparition étrange le chevalier se signa instinctivement.

      Les bûchers des derniers sorciers juridiquement brûlés pour avoir évoqué le malin, fumaient encore à cette époque; le nom de certains d'entre eux se lisait incrusté dans les murs de plus d'un cachot de la Bastille; on croyait au diable, et le chevalier n'était pas éloigné de penser qu'il se trouvait en présence de l'esprit des ténèbres.

      Homme ou fantôme, l'apparition avançait toujours, et Sainte-Croix sentait une sueur froide pointer à la racine de ses cheveux et ses dents claquaient de terreur.

      Machinalement sa main cherchait son épée à sa place habituelle, mais on lui avait enlevé son épée.

      Enfin, il comprit que l'être étrange allait le toucher.

      – Maudit, que me veux-tu? demanda-t-il d'une voix étranglée par la peur.

      – N'as-tu pas, dit l'apparition, n'as-tu pas demandé le secours d'une puissance quelle qu'elle fût? Tu as appelé, me voici.

      – Qui donc es-tu!

      – Pour toi, jeune homme, si tu le veux, je serai la vengeance.

      – Certes, je le veux, au prix même de tout mon sang et de ma damnation éternelle; mais encore faut-il que je sache quel est celui qui me parle ainsi.

      – Eh bien, je suis comme toi un hôte de la Bastille; je suis ton compagnon de captivité.

      Voici dix ans bientôt que je compte une à une les heures dans ce cachot où tu n'es, toi, que depuis quelques minutes…

      Sainte-Croix, à ces mots, eut un geste de découragement. Il était rassuré, il rougissait presque de sa frayeur, mais l'espérance insensée qui un instant avait fait battre son cœur lui échappait.

      – Mais alors, interrompit-il, à quoi bon me parler de vengeance? Vous qui n'avez rien pu pour vous-même, que pourrez-vous pour moi?

      – Tu es impatient, dit l'étranger; tu ne m'as pas encore laissé te dire mon nom.

      – Il est à croire qu'il ne m'apprendrait pas grand'chose.

      Le sinistre vieillard eut un pâle sourire.

      – Peut-être, reprit-il. Je suis l'Italien Exili.

      Plus épouvanté que lorsqu'il croyait avoir affaire à Satan en personne, Sainte-Croix se laissa retomber sur le grabat. La vision infernale disparaissait, mais elle faisait place à une réalité plus effroyable encore.

      C'est que ce nom d'Exili était affreusement célèbre en Italie et en France. Pour tous, il était le synonyme de meurtre et de poison. Depuis vingt-cinq ans, il était écrit en lettres de sang dans toutes les cours de l'Europe.

      Disciple de René et de la Tophana, héritier des secrets mortels des Médicis et des Borgia, Exili, le terrible empoisonneur, avait depuis longtemps dépassé les forfaits de ces implacables meurtriers.

      Jeune encore, il avait tenu à Florence boutique de poison.

      Un héritage se faisait-il trop longtemps attendre? Voulait-on tirer d'une injure une lâche et ténébreuse vengeance? On s'adressait à Exili; aux uns il vendait la mort de leurs parents; aux autres, la mort de leurs ennemis.

      Plus tard, à Rome, il avait mis sa science au service de madame Olympia, et pendant plusieurs années il avait semé la mort et l'effroi dans la ville éternelle, frappant au hasard, aveugle et implacable comme le destin, lorsqu'il s'agissait d'obéir à sa terrible protectrice.

      Ainsi avaient péri plus de cent cinquante personnes des plus nobles familles, le peuple le disait, du moins; et c'est en se signant qu'il prononçait tout bas le nom d'Exili.

      Chassé d'Italie bien plus par la haine des peuples que par la haine des gouvernements, l'empoisonneur était venu s'établir en France, mais déjà sa terrible renommée l'y avait précédé.

      On ne lui laissa pas le temps d'exercer sa science funeste. Suspect à l'autorité il disparut un beau jour, sans que l'on sût ce qu'il était devenu.

      Il avait été arrêté et jeté à la Bastille, sans doute pour la vie.

      Sainte-Croix savait tout


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