Les amours d'une empoisonneuse. Emile Gaboriau
si je vous donnais des preuves, dit-il en se levant, si je vous faisais voir…
– Certes, monsieur, vous me causeriez un déplaisir sensible, et ce serait un triste service à me rendre. Mais, et le marquis se mit à rire, je suis, pardieu! fort rassuré sur ce point.
– Et vous avez tort, répondit M. d'Aubray d'un ton sévère; vous avez tort, car le père, pour cette fois, a fait le devoir de l'époux, et ces preuves, je puis vous les donner.
– Mais enfin, monsieur, objecta le marquis, admettons un instant que vos suppositions soient vraies, en quoi cela peut-il m'atteindre! La marquise, dès les premières années de notre mariage, ne m'a-t-elle pas donné des héritiers de mon nom?
– Eh quoi! s'écria le lieutenant civil indigné, c'est ainsi que vous comprenez la noblesse des familles et l'honneur des femmes. Oui, je sais ce que vous m'allez dire: vous allez me citer l'exemple des plus nobles familles du royaume, me prouver qu'il est de bon ton de se montrer mari facile, et de fermer les yeux sur les égarements de ces épouses indignes que nous nommions du nom qu'elles méritent. Mais je ne suis pas de la cour, moi, monsieur, et je ne crois pas ma noblesse assez haute pour être au-dessus de la flétrissure. Libre à vous d'abdiquer honteusement les droits sacrés dont vous arment Dieu et les hommes, je saurai revendiquer le droit sacré de mes pères. C'est à vous maintenant à voir si vous voulez me suivre et rejoindre mes fils qui nous attendent à la porte de votre hôtel.
– Quoi! à cette heure, par ce temps affreux?
– L'honneur commande, monsieur, l'honneur de deux nobles maisons dont le blason jusqu'ici est resté sans tache. Il faut que ce scandale cesse.
– Soit, je vous suis, dit le marquis, quoique en vérité je ne voie aucunement en quoi cela nous avancera.
Et prenant des mains d'un de ses laquais son épée et son manteau, le marquis de Brinvilliers suivit M. le lieutenant civil.
Lorsque la lourde porte de l'hôtel se fut refermée derrière eux, le lieutenant civil modula un cri particulier, sans doute convenu à l'avance avec ses fils, car les deux jeunes gens, quittant leur poste d'observation, s'approchèrent aussitôt.
– Eh bien? interrogea M. d'Aubray.
– Rien encore, répondirent les deux jeunes gens.
– Attendons, alors, elle ne saurait tarder.
– Mais enfin, demanda avec impatience le marquis, m'expliquerez-vous, monsieur, ce que nous faisons ici?
– Soit, puisque vous ne voulez rien comprendre, répondit M. d'Aubray d'une voix sourde. Nous attendons ici votre femme qui chaque soir quitte votre hôtel pour courir au rendez-vous de son amant.
– Ah! dit le marquis, elle sort ainsi tous les soirs; ma foi! je ne m'en doutais pas.
– Nous allons la suivre, continua le lieutenant civil; avec nous, vous surprendrez les deux coupables, et alors, vous ne douterez plus.
– Attendons donc, dit avec découragement le marquis.
– Mais, pour cela, ne restons pas ici, objecta un des jeunes gens, nous ne pourrions la voir, car c'est par la porte du jardin qu'elle sort chaque soir.
– Ah! elle connaît la petite porte, dit le marquis, et moi qui croyais en avoir seul la clef. Mais savez-vous que c'est fort gracieux de sa part, de prendre de semblables précautions, car enfin, elle pourrait fort bien sortir par la grande porte de l'hôtel.
– Oh! rassurez-vous, répondit M. d'Aubray, ce n'est pas de nous que votre femme se cache, elle nous connaît trop pour cela.
Et les quatre hommes, traversant la rue avec précaution, disparurent bientôt dans l'enfoncement où les deux fils du lieutenant civil avaient attendu leur père pendant sa conversation avec le marquis.
M. de La Reynie n'avait pas encore allumé dans Paris les premières lanternes, et la lune, seule chargée de l'éclairage de la grande ville, remplissait on ne peut plus mal son emploi ce soir-là.
La nuit était effroyablement épaisse, et il tombait une de ces pluies fines et serrées qui, de tout temps, semblent avoir été un des privilèges de la capitale de notre beau pays.
Cependant, de l'endroit où ils étaient placés, les quatre veilleurs pouvaient, très distinctement, apercevoir la porte de l'hôtel, vaguement éclairée par une pieuse lampe qui fumait tristement dans une niche au pied d'une petite statue de la Vierge.
Pendant une demi-heure environ, aucun des quatre hommes ne proféra une parole; de temps à autre seulement, un juron du marquis entrecoupait le silence. Enfin, n'y tenant plus:
– Ne trouvez-vous pas, monsieur, dit-il à son beau-père, que nous faisons ici un triste métier, et inutilement encore?
– Chut! répondit seulement M. d'Aubray.
– Il fait, pardieu! un temps détestable, continua le marquis, et je ne vois guère ici à attraper que des rhumatismes.
Ni M. d'Aubray, ni ses fils ne répondirent.
– Corne du diable! continua le marquis, dont la mauvaise humeur augmentait de minute en minute, nous serions infiniment mieux dans nos lits; je sens, quant à moi, se réveiller sourdement les douleurs de certaine blessure autrefois reçue en Flandres.
– De grâce, marquis, murmura l'aîné des MM. d'Aubray, trêve de récriminations.
Pour toute réponse, le marquis étouffa à demi un énergique juron, et le silence recommença.
Enfin, dix heures sonnèrent tristement au beffroi de la petite chapelle des Célestins, et lentement les lugubres vibrations de l'horloge s'éteignirent dans la brume.
– Elle ne viendra pas ce soir, dit avec impatience M. d'Aubray.
Mais, presque au moment, la petite porte du jardin s'entrebâilla discrètement. Une femme allongeait la tête avec précaution: elle semblait interroger les ténèbres et vouloir percer leur profondeur, comme si elle eût deviné qu'elles lui cachaient un danger.
– La voilà, mon père, murmura le plus jeune des MM. d'Aubray.
– C'est, ma foi, vrai! dit le marquis.
La marquise, car c'était bien elle, rassurée sans doute par le silence de la rue, s'était décidée à se mettre en chemin; doucement elle se glissa par l'entrebâillement de la porte qu'elle referma derrière elle, en faisant de visibles efforts pour amortir le grincement de la clé dans l'énorme serrure.
Un instant elle parut hésiter sur la route qu'elle devait suivre, mais bientôt, prenant son parti, elle s'engagea rapidement dans les petites rues qui conduisaient à la place de Grève.
Lorsqu'on l'eut presque perdue dans le brouillard:
– Suivez-la, dit le lieutenant civil à ses fils; deux hommes lui inspireront moins de crainte qu'un seul; le marquis et moi resterons en arrière.
Les deux frères s'élancèrent sur les traces de leur sœur.
– Eh bien! dit tristement M. d'Aubray au marquis de Brinvilliers.
– Vrai, répondit celui-ci, vous me voyez aussi surpris que possible.
Quel courage! qui se serait douté que la marquise, si timide et si peureuse, oserait jamais s'aventurer, seule et à pareille heure, dans des rues qui sont loin d'être sûres par le temps qui court? C'est aussi par trop imprudent.
– Vous lui auriez sans doute conseillé de se faire suivre par un laquais? demanda railleusement le lieutenant civil.
– Ma foi, oui! répondit le marquis de la meilleure foi du monde, et encore il eût été plus simple et plus digne de son rang et du mien de prendre un carrosse.
Le lieutenant civil ne put retenir une exclamation de colère; mais, ne trouvant pas le moment opportun pour entamer une discussion, il ne jeta point à la face du marquis les méprisantes paroles qui montaient à ses lèvres. Le père et le mari continuèrent donc silencieusement leur route sans perdre de vue les deux jeunes