Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau

Les esclaves de Paris - Emile Gaboriau


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nom de «petits crevés», ne semblait nullement révolter Rose. Bien plus, cette prose idiote l'enivrait et lui paraissait la plus délicieuse musique.

      – Si j'osais! murmurait-elle frémissante de convoitise, si j'osais!..

      Elle restait pensive, le front appuyé sur sa main, quand un pas jeune et leste fit craquer le frêle escalier.

      – Lui, fit-elle, effrayée, Paul!..

      Et d'un mouvement effarouché, rapide et précis comme celui d'une chatte, elle fit disparaître la lettre dans la fente du mur.

      Il était temps, Paul Violaine entrait.

      C'était un tout jeune homme de vingt-trois ans à peine, svelte, admirablement pris dans sa taille.

      Son visage, du plus pur ovale, avait la pâleur unie et mate des races du Midi. Une moustache fine et soyeuse estompait sa lèvre, un peu épaisse, juste assez pour donner à sa physionomie un caractère viril. Ses cheveux blonds bouclés naturellement autour d'un front intelligent et fier, faisaient ressortir l'étrange vivacité de ses grands yeux noirs.

      Sa beauté, plus saisissante que celle de Rose, était encore rehaussée par cette distinction innée qui, sans être précisément le privilège des héritiers des grandes maisons, ne saurait s'acquérir.

      La Loupias a toujours prétendu que son locataire des mansardes lui imposait beaucoup, et lui faisait l'effet d'un prince déguisé.

      Pauvre prince en ce moment!

      Ses vêtements, en dépit d'une propreté miraculeuse, décelaient la misère, non celle qui s'étale et sans vergogne vit de la pitié, mais celle bien autrement cruelle qui rougit d'un regard de commisération, qui se tait et se cache.

      Il portait, par cette température sibérienne, un pantalon, un gilet et un habit de drap noir, élimé par la brosse, mince à donner le frisson. Il avait encore, il est vrai, un léger pardessus d'été de couleur claire, presque aussi épais que le tissu d'une forte araignée. Ses souliers étaient supérieurement cirés, mais ils accusaient des courses désespérées après la fortune.

      Paul, à son entrée, avait sous le bras un rouleau de papier qu'il déposa, qu'il laissa tomber plutôt, sur le grabat.

      – Rien! fit-il, d'un ton d'affreux découragement, encore rien!..

      La jeune femme, oubliant ses cartes sur le tapis, s'était redressée. Sa figure, tout à l'heure encore souriante, avait pris une expression de morne lassitude.

      – Quoi! répondit-elle, simulant une surprise que certes elle n'éprouvait pas, quoi! rien… après ce que tu m'avais dit en partant ce matin!

      – Ce matin, Rose, j'espérais. Je croyais, je t'ai dit de croire. On m'a trompé, ou plutôt je me suis trompé moi-même. J'avais pris des assurances en l'air pour des promesses sincères. Ici les gens n'ont même pas la charité de vous dire: «Non.» Ils vous écoutent d'un air d'intérêt; ils se mettent à votre disposition; la main tournée, ils ne pensent plus à vous. Des protestations banales! Voilà la seule monnaie qu'ait cette ville maudite au service des malheureux.

      Il y eut un long silence. Paul était trop profondément absorbé pour remarquer de quel air de mépris Rose le considérait, elle semblait indignée au spectacle de cette consternation résignée.

      – Nous voilà dans une belle position! dit-elle enfin. Qu'allons-nous devenir?

      – Eh! le sais-je moi-même?

      – Alors, c'est fini. Hier, en ton absence, je n'avais pas voulu te le dire pour ne point te troubler inutilement, la Loupias est montée me réclamer les onze francs de la quinzaine échue. Si d'ici trois jours elle n'a pas son argent, elle nous mettra dehors; elle me l'a dit, elle le fera, je la connais… Oui, elle le fera, quand ce ne serait que pour avoir la jouissance de me voir sur le pavé, car elle me hait, l'affreuse grêlée!

      – Être seul au monde, murmurait Paul, isolé, perdu, n'avoir pas un parent, pas un ami, personne!..

      – Nous ne possédons plus un centime, poursuivait Rose avec une persistance féroce, j'ai vendu la semaine passée mes dernières nippes, nous n'avons plus de bois, enfin nous n'avons pas mangé depuis hier matin.

      A ces objections formulées comme des reproches poignants, le malheureux jeune homme étreignait son front de ses mains crispées, comme s'il eût espéré en faire jaillir une idée de salut.

      – Voilà le tableau!.. continuait l'imperturbable Rose. Moi, je dis qu'il serait bon de trouver un moyen, un expédient, quelque chose, n'importe quoi.

      Brusquement, Paul se débarrassa de son léger pardessus et le jeta sur une des chaises:

      – Tiens, porte cela au mont-de-piété.

      La jeune femme ne bougea pas.

      – C'est tout ce que tu trouves pour nous tirer d'affaire? interrogea-t-elle.

      – On te prêtera bien trois francs; ce sera toujours de quoi acheter du bois et du pain.

      – Et après?

      – Après!.. nous verrons, je réfléchirai, je chercherai. Qu'est-ce que je veux? gagner du temps. Je finirai bien par briser le cercle fatal qui m'étreint. Le succès me viendra, et avec le succès la fortune. Mais il faut savoir attendre.

      – Il faut pouvoir.

      – N'importe… fais toujours ce que je te dis, et demain…

      Moins troublé, Paul eût bien reconnu à la contenance de Rose qu'elle était résolue à le pousser à bout.

      – Demain!.. fit-elle avec une ironie de plus en plus accentuée, toujours demain!.. Voici des mois que nous vivons sur ce mot. Tiens, Paul, tu n'es qu'un enfant, et il faut que tu aies enfin le courage de regarder la vérité en face. Que me prêtera-t-on sur ce vêtement usé? Trois francs… si on me les prête. Combien de jours vivrons-nous avec ces trois francs? Mettons trois jours. Et ensuite? Déjà, ne le comprends-tu pas? tu es trop pauvrement vêtu pour être bien reçu. Seuls, les solliciteurs élégants sont favorablement écoutés. Pour obtenir une chose, il faut surtout avoir l'air de n'en pas avoir besoin. Où iras-tu quand tu n'auras que ton habit? Tu seras ridicule; tu n'oseras plus sortir.

      – Tais-toi, interrompit Paul, je t'en prie, tais-toi. Hélas! je ne le vois que trop clairement, à cette heure, tu es comme les autres, comme tout le monde: ne pas réussir te semble un crime. Autrefois, tu avais confiance en moi, tu ne parlais pas ainsi.

      – Autrefois, je ne savais pas.

      – Non, Rose, non, mais tu m'aimais. Mon Dieu! n'ai-je donc pas tout essayé, tout tenté!.. Je suis allé de porte en porte offrir mes compositions, ces mélodies que tu chantais si bien, j'ai demandé des leçons à tous les échos de Paris. Qu'aurais-tu fait de plus, à ma place? parle, réponds…

      Paul s'animait par degrés. Rose, au contraire, affectait une irritante nonchalance.

      – Je ne sais, répondit-elle enfin, pourtant il me semble que si j'étais homme, je ne laisserais jamais manquer du nécessaire la femme que je prétendrais aimer, non, jamais. J'irais, je travaillerais…

      – Je ne suis pas un ouvrier, malheureusement, je n'ai pas d'état.

      – Moi, j'en apprendrais un. Combien gagne-t-on par jour à servir les maçons? C'est peut-être pénible, ce n'est pas, ce me semble, bien difficile. Tu as, à ce que tu prétends, un rare talent? Je ne dis pas non. Mais si j'étais un grand compositeur et s'il n'y avait pas de pain chez moi, j'irais, sans hésiter, jouer dans les rues et dans les cafés, je chanterais dans les cours. Enfin, j'aurais de l'argent quand même, n'importe comment, n'importe d'où, à tout prix, quand je devrais…

      – Tu oublies que je suis un honnête homme, Rose!

      – Vraiment! ne dirait-on pas que je te propose une mauvaise action! Ta réponse, Paul, est celle de tous ceux qui, faute d'adresse ou d'énergie, restent en chemin. On va vêtu comme un mendiant, le ventre vide, crevant de jalousie, mais on se redresse pour dire: Je suis honnête. Comme si on ne pouvait absolument être


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