La Vie en Famille: Comment Vivre à Deux?. Gausseron Bernard Henri
femmes la société des jeunes gens, et préfèrent les voir entourées de femmes; ils ont tort. On pourrait dire avec justesse: «Les amies de pension ont plus désuni de ménages que les galants.»
Il est clair que ces remarques sont applicables à tous les degrés de l'échelle sociale. Il n'est pas nécessaire d'avoir été «en pension» pour avoir des dangers analogues à redouter et à fuir. Les amies d'atelier, les voisines, les habituées de la loge de la concierge opèrent, dans un milieu différent, de la même manière pour amener les mêmes résultats.
L'homme, de son côté, n'a pas à veiller avec moins de soin à ne pas se laisser circonvenir par ses amis de la veille qui, s'ils ne l'entraînent pas à conserver en dehors de chez lui les habitudes de la vie de garçon, ont vite fait de les apporter avec eux dans son intérieur, qu'ils envahissent et où ils s'installent avec le sans-façon et l'empressement de célibataires convaincus qu'on ne se marie qu'à leur bénéfice.
«Les nouveaux mariés doivent apporter un soin sévère dans le choix des personnes qui, reçues habituellement chez eux, passeront dans le monde pour les amis de la maison. On juge de la portée, des opinions, du caractère des gens, par les liaisons qu'ils forment; et souvent les amitiés d'un mari compromettent la réputation et le bonheur de sa femme.»
Sans prendre à la lettre l'exclamation d'un misanthrope: «O mes amis, n'ayez jamais d'amis!» on peut dire que les jeunes époux ne sauraient, chacun pour leur part, être trop réservés dans le choix des amis qu'ils admettent dans leur intimité, et qu'il doit suffire qu'une personne ne plaise pas à l'un d'eux pour que la maison lui soit irrévocablement fermée.
Depuis qu'il y a des gens qui commandent et des gens qui obéissent – bien ou mal, – on répète sur tous les tons et avec toutes les variantes: Notre ennemi, c'est notre maître. Il serait tout aussi exact de renverser la proposition et de dire: Notre ennemi, c'est qui nous sert.
«Il n'est point de métier plus mal fait, ni plus chèrement payé que celui de domestique», dit l'auteur des Doutes sur différentes opinions reçues dans la Société.
Il en était ainsi bien avant lui, et je crois que, depuis la fin de l'époque patriarcale, le bon serviteur a toujours été une perle rare et de grand prix. On a pu dire avec raison qu'au dix-huitième siècle le métier de valet menait à tout, même aux plus grands honneurs et aux plus hautes charges de l'État. Aujourd'hui les avenues sont encombrées par d'autres professions, chacun le sait; mais les exigences des domestiques n'en vont pas moins croissant. Une chronique signée Alfred Baude, que je lisais naguère dans le journal l'Estafette, m'en fournit deux exemples amusants. Je ne saurais en garantir l'authenticité, mais ils n'ont, par le temps qui court, rien d'invraisemblable.
«Le duc de B… avait besoin d'un valet de chambre. Un monsieur se présente avec la physionomie et la tenue d'un notaire.
» – Monsieur le duc, je souffre d'une dyspepsie, je ne puis manger de bœuf et ne peux boire que du bordeaux.
» – Soit!
» – Monsieur le duc, mon médecin me défend de veiller le soir et exige que je sois toujours couché à dix heures.
» – Soit!
» – Monsieur le duc, j'ai quelques amis que je reçois une fois par semaine, et une fois par semaine aussi j'ai l'habitude d'aller au spectacle; j'espère que vous voudrez bien me donner ces deux soirées.
» – Mon cher, reprit froidement le duc de B… ma maison ne saurait vous convenir, cherchez-en une autre, et si par hasard vous trouviez une seconde place comme celle-là, dites-le-moi, j'y mettrai mon fils.»
Lord Henry Seymour racontait qu'il avait trouvé une fois un valet de chambre qui lui plaisait beaucoup. Au moment de l'arrêter, le valet s'inclina et dit: «Je ne peux entrer au service de Votre Seigneurie.
» – Pourquoi donc? fit lord Henry, fort intrigué.
»Votre Seigneurie a le pied trop petit, je ne pourrais jamais entrer dans ses bottes».
Leurs investigations vont au delà de la chaussure, au delà même de la garde-robe et de l'office. Le caractère, la nature morale de leurs maîtres et de leurs maîtresses est scrutée et analysée par eux, non sans perspicacité, en ce qui se rapporte à leurs intérêts immédiats. Voici un document précieux, trouvé providentiellement dans un livre de cuisine:
«La femme de chambre du premier nous a dit hier: «Retenez bien ceci: Toute maîtresse grasse est pleurnicheuse et collante; toute maîtresse maigre est agacée et agaçante; toute maîtresse petite est volontaire et hautaine; toute maîtresse grande et mince est orgueilleuse et défiante.»
Nous laissons la responsabilité de ce morceau de physio-psychologie à M. Alfred Baude, qui l'a mis au jour. Mais nous nous associons volontiers aux réflexions suivantes:
«Nous nous plaignons de ce que nos domestiques nous détestent, et comment voulez-vous qu'ils nous aiment. Nous inquiétons-nous d'eux? Quand leur vient-il de notre part un mot affectueux, une parole qui prouve que nous nous intéressons à eux? – Jamais! Nourris – blanchis – logés – éclairés – c'est tout. – Et cependant, l'être humain a besoin d'autre chose.
»Les domestiques ne trouvant plus dans leurs maîtres que des automates, absolument sans cœur, se groupent entre eux et forment une espèce de franc-maçonnerie dont l'unique but est de piller et de ridiculiser l'ennemi commun, le Maître. Que faire? Avant tout, traitez vos serviteurs comme on traite de grands enfants.
»Ils le sont par leur éducation si rudimentaire et par leur position inférieure. De temps en temps une bonne parole, un bon sourire, un encouragement; vous ne soupçonnez pas combien vous vous en trouverez mieux. Puis, pour combattre cette déplorable habitude qu'ont les domestiques de changer à chaque instant de place, n'acceptez jamais un nouveau serviteur s'il ne vous apporte pas la preuve qu'il est resté au minimum deux ans dans la maison d'où il sort. Ah! si chacun de nous prenait cet engagement, quelle rapide amélioration dans notre mal! Et puis, songez quelquefois à l'axiome de Beaumarchais: «Aux qualités qu'on exige d'un domestique, connaissez-vous beaucoup de maîtres qui fussent dignes d'être valets?..»
»En finissant, il est de toute justice de dire qu'il y a souvent de nobles cœurs dans la livrée. Que d'exemples ne pourrait-on citer: je n'en connais pas de plus touchant que celui-ci:
«Un ancien négociant avait tout perdu: sa femme, ses enfants, sa fortune; il ne lui restait qu'une vieille domestique. Cette pauvre femme s'attacha à lui avec un admirable dévouement. Il était atteint d'une affreuse maladie de la peau; elle le soigna nuit et jour. Ce n'est pas tout; elle allait voir les vieux amis de son maître à son insu, et obtenait quelques secours. Un matin elle rentrait harassée; elle entend des éclats de voix et des rires, elle s'arrête et écoute: on se moquait d'elle, son vieux maître contrefaisait sa voix.
» – Ah! dit-elle, mon premier mouvement fut de m'en aller en courant, puis je songeai qu'il était vieux, malade, qu'il avait besoin de moi; je retins mes larmes et remuai bruyamment la clef dans la serrure avant d'entrer.»
«Un honneste serviteur, dit le vieux gentilhomme français de La Hoguette, dans son Testament, est le surveillant de son maître, et un bon maître l'exemplaire de son serviteur. C'est pourquoi il n'y a point de combinaison entre les hommes, après celle du mari et de la femme, qui ait plus besoin d'estre bien faite que celle-ci.»
J'ai rarement vu la moralité du contrat entre maître et serviteur dégagée avec plus de netteté, d'élévation et d'éloquence que dans ces lignes, que je suis heureux d'exhumer:
«Que penses-tu que fasse pour moi celui que tu crois un serviteur? Il me sert; tu te trompes, il se sert: le même travail qu'il feroit en sa maison pour vivre, il le fait en la mienne; s'il m'engage sa volonté pour me rendre quelque service, la mienne lui demeure en ôtage pour son salaire; si je trouve mon compte en ce qu'il fait pour moi, il y trouve le sien aussi; s'il se mêle de mes affaires, on s'aperçoit qu'il ne néglige pas les siennes; s'il fait valoir ma terre, il en partage les fruits à l'aise avec moi; s'il m'appreste à manger, il en taste le premier, il y contribuë de sa peine, et moi de toute la dépense. Notre communauté