Le Vicaire de Wakefield. Oliver Goldsmith

Le Vicaire de Wakefield - Oliver Goldsmith


Скачать книгу
un domestique du squire qui nous envoyait, avec ses compliments, un quartier de venaison et la promesse de dîner chez nous quelques jours plus tard. Ce présent opportun plaidait en sa faveur plus puissamment que tout ce que j’avais à dire n’aurait pu faire contre lui. Je gardai donc le silence, me contentant d’avoir seulement indiqué le danger et laissant à leur discrétion le soin de l’éviter. La vertu, qui a toujours besoin qu’on la garde, vaut à peine la sentinelle.

      CHAPITRE VI

Bonheur d’un foyer rustique

      LA discussion avait été poussée avec nue certaine chaleur. Afin de raccommoder les choses, il fut convenu à l’unanimité que nous aurions un morceau de venaison pour souper, et nos filles s’empressèrent de se mettre à l’œuvre.

      «Je suis fâché, m’écriai-je, que nous n’ayons ni voisin ni étranger, pour prendre part à cette bonne chère: l’hospitalité donne aux festins de ce genre une double saveur. – Dieu me bénisse! dit aussitôt ma femme. Voici venir notre excellent ami M. Burchell, qui a sauvé notre Sophia, et qui vous bat proprement dans la discussion. – Me réfuter dans la discussion, moi, enfant! m’écriai-je. Vous vous trompez en cela, ma chère; je crois qu’ils ne sont pas nombreux, ceux qui en sont capables. Je n’ai jamais discuté vos talents pour confectionner les pâtés d’oie, et je vous prie de me laisser la discussion.» Pendant que je parlais, le pauvre M. Burchell entra dans la maison; toute la famille lui fit accueil et lui serra cordialement la main, tandis que le petit Dick lui poussait officieusement une chaise.

      L’amitié de ce pauvre homme me plaisait pour deux raisons: je savais qu’il avait besoin de la mienne, et je savais de même qu’il était aussi obligeant qu’il pouvait l’être. On le connaissait dans notre voisinage sous le nom du pauvre monsieur qui n’avait voulu rien faire de bon quand il était jeune, quoiqu’il n’eût pas encore trente ans. Par intervalles, il causait avec un grand bon sens; mais en général il se plaisait surtout dans la compagnie des enfants, qu’il avait coutume d’appeler de petits hommes inoffensifs. J’appris qu’il était fameux pour leur chanter des ballades et leur raconter des histoires. Il sortait rarement sans avoir dans ses poches quelque chose pour eux, un morceau de pain d’épice ou un sifflet d’un sou. Il avait coutume de venir passer quelques jours dans notre localité, vivant de l’hospitalité des habitants. Il prit place au souper au milieu de nous, et ma femme n’épargna pas son vin de groseille. On raconta chacun son histoire; il nous chanta d’anciennes chansons et dit aux enfants le conte du Daim de Beverland, avec l’histoire de la patiente Grisèle, les aventures de Catskin, et enfin le Bosquet de la belle Rosamonde. Notre coq, qui chantait toujours à onze heures, nous dit alors qu’il était temps de reposer; mais une difficulté imprévue s’éleva pour le logement de l’étranger; tous nos lits étaient déjà occupés, et il était trop tard pour l’envoyer à l’auberge voisine. Dans cet embarras, le petit Dick lui offrit sa part de lit si son frère Moïse voulait le laisser coucher avec lui.

      «Et moi, s’écria Bill, je donnerai ma part à M. Burchell, si mes sœurs veulent me prendre avec elles. – Bien cela, mes bons enfants, m’écriai-je. L’hospitalité est un des premiers devoirs du chrétien. La bête se retire dans son abri, l’oiseau vole à son nid, mais l’homme dénué ne peut trouver de refuge que chez son semblable. Le plus complet étranger dans ce monde fut celui qui est venu le sauver. Jamais il n’eut une maison à lui, comme s’il voulait voir ce qui restait d’hospitalité parmi nous. Déborah, ma chère, dis-je à ma femme, donnez un morceau de sucre à chacun de ces garçons, et que celui de Dick soit le plus gros, car il a parlé le premier.»

      Au matin, de bonne heure, j’appelai toute ma famille pour aider à mettre en sûreté une coupe de regain, et notre hôte offrant son concours, on le laissa se joindre à nous. Notre besogne allait vivement; nous retournions au vent l’herbe fauchée. Je marchais en tête, et le reste suivait en bon ordre. Je ne pus m’empêcher cependant de remarquer l’empressement de M. Burchell à assister ma fille Sophia dans sa part de travail. Quand il avait fini sa propre tâche, il allait s’associer à la sienne et lui causait de près; mais j’avais trop bonne opinion du jugement de Sophia et j’étais trop bien convaincu de son ambition, pour qu’un homme ruiné me causât aucune inquiétude. Lorsque nous eûmes terminé pour la journée, on invita M. Burchell comme le soir précédent; mais il refusa, parce qu’il devait coucher cette nuit-là chez un voisin, à l’enfant duquel il portait un sifflet. Il partit, et notre conversation, à souper, tomba sur l’infortuné qui était tout à l’heure notre hôte. «Quel frappant exemple offre ce pauvre homme, disais-je, des misères qui suivent une jeunesse de légèreté et d’extravagance! Il ne manque nullement de bon sens, et cela ne sert qu’à aggraver ses anciennes folies. Pauvre être abandonné! où sont maintenant les festineurs, les flatteurs qui recevaient de lui jadis des inspirations et des ordres? Ils courtisent peut-être le baigneur interlope qu’ont enrichi ses dissipations. Jadis ils lui donnaient des louanges, et maintenant c’est son ancien complaisant qu’ils applaudissent; leurs transports d’autrefois à propos de son esprit se sont changés en sarcasmes sur sa folie: il est pauvre, et peut-être mérite-t-il la pauvreté, car il n’a ni l’ambition d’être indépendant ni le talent d’être utile.» Poussé peut-être par quelques raisons secrètes, je fis cette observation avec un excès d’acrimonie que ma Sophia me reprocha doucement. «Quelle qu’ait été son ancienne conduite, papa, sa situation devrait aujourd’hui le mettre à l’abri de la censure. Son indigence actuelle est un châtiment suffisant pour sa folie passée, et j’ai entendu papa lui-même dire que nous ne devions jamais frapper sans nécessité une victime que la Providence tient sous la verge de son courroux. – Vous avez raison, Sophia, s’écria mon fils Moïse, et un ancien donne un beau symbole de la malice d’une telle conduite en représentant les efforts d’un rustre pour écorcher Marsyas, dont la peau, à ce que nous dit la fable, avait été déjà complètement enlevée par un autre. D’ailleurs, je ne sais pas si la condition de ce pauvre homme est aussi mauvaise que mon père voudrait la représenter. Nous ne devons pas juger des sentiments des autres par ce que nous pourrions sentir à leur place. Quelque obscure que soit l’habitation de la taupe à nos yeux, l’animal n’en trouve pas moins son logement suffisamment éclairé. Et pour dire la vérité, l’esprit de cet homme paraît convenir à sa situation; car je n’ai jamais entendu personne de plus enjoué qu’il ne l’était aujourd’hui lorsqu’il conversait avec vous.» Cela fut dit sans la moindre intention et cependant provoqua une rougeur qu’elle s’efforça de cacher sons un rire affecté, l’assurant qu’elle avait à peine fait attention à ce que M. Burchell lui disait, mais qu’elle croyait qu’il avait bien pu être jadis un gentleman très distingué. La hâte qu’elle mit à s’excuser et sa rougeur étaient des symptômes qu’en moi-même je n’approuvais point; mais je renfermai mes soupçons.

      Comme nous attendions notre seigneur pour le lendemain, ma femme alla faire le pâté de venaison. Moïse s’assit pour lire pendant que je donnais leur leçon aux petits; mes filles semblaient aussi affairées que les autres, et je les observai pendant un bon moment cuisinant quelque chose sur le feu. Je supposai d’abord qu’elles aidaient leur mère; mais le petit Dick m’apprit tout bas qu’elles étaient en train de faire une eau pour le visage. Contre les eaux de toutes sortes j’avais une antipathie naturelle, car je savais qu’au lieu de corriger le teint, elles le gâtent. En conséquence, je rapprochai par degrés furtifs ma chaise du feu, puis, trouvant qu’il avait besoin d’être attisé, je pris le tisonnier et renversai comme par accident toute la composition; et il était trop tard pour en commencer une autre.

      CHAPITRE VII

Portrait d’un bel esprit de la ville. – Les plus sots peuvent réussir à amuser pendant une soirée ou deux

      QUAND arriva le matin où nous devions traiter notre jeune seigneur, on n’aura pas de peine à imaginer que de provisions l’on épuisa pour faire figure. On peut aussi supposer que ma femme et mes filles déployèrent pour l’occasion leur plus brillant plumage. M. Thornhill vint avec deux amis, son chapelain et son éleveur de coqs de combat. Les domestiques étaient nombreux; il les envoyait poliment à la prochaine taverne; mais ma femme, dans le triomphe de son cœur, insista pour les traiter


Скачать книгу