Quelques créatures de ce temps. Edmond de Goncourt

Quelques créatures de ce temps - Edmond de Goncourt


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mon imagination et à mes propres délires ses attraits les plus séduisants, ses formes les plus charmantes! L'amour m'a quittée et la misère m'est restée. Ceci m'a été une déception profitable; car j'ai compris l'égoïsme des hommes ou leur insuffisance. On ne me reprendra plus aujourd'hui à avoir des transports d'ivresse dans une mansarde, à préférer une étoile à un diamant! à porter des robes d'indienne vertueuses, à négliger d'avoir des bas de soie! – Bien entendu que je ne parle pas d'Alphonse: son amour a été ma seule réalité vraiment enivrante, vraiment sincère et divine, sans désenchantement, sans rien qui soit venu faire réfléchir mon esprit ni glacer ma tendresse! Toute femme, quelque dépravée qu'elle soit devenue, porte en elle, dans un sanctuaire réservé, un nom, un souvenir, une rêverie, une croyance! Choses saintes et bénies qu'elle garde en elle, comme des perles au fond des vagues! qu'elle préserve des souillures et des atteintes honteuses de sa vie vagabonde et maudite! vers lesquelles elle se retourne aux heures du recueillement et de la pensée régénérée, et qui sont la religion de son esprit sans foi ni respect! – Alphonse est tout cela pour moi. Il est à part de ma vie, de mes froids raisonnements, de mes implacables dédains pour tout ce qui tient aux amours et aux amants. – Ceci posé, revenons à vous.

      Je vous porte, chère enfant, un intérêt sympathique; je voudrais vous le prouver d'une victorieuse façon. Mais l'impuissance est là.

      Devant la passion, l'esprit le plus clairvoyant n'a aucun succès. Je ne veux pas ergoter avec vous comme un pédagogue et chercher à vous extirper la folie amoureuse qui envahit aujourd'hui tout votre être; je n'y réussirais pas, je le sais d'avance; à quoi bon alors? Seul, le temps guérit d'aimer. Mais il nous est donné de souffrir, de souffrir longtemps avant de guérir. Les illusions tombent une à une, et si lentement qu'on est bien vieille quand le cœur en est vide. C'est un débarras qui ne se fait pas tout d'un coup. Mais le mieux, croyez-moi, se fait tous les jours. Tous les jours, sans que vous vous en doutiez, vous venez à moi.

      Et l'on a beau faire, il y a toujours des choses qui reviennent! – Je ne sais l'autre jour, dans quel méchant vaudeville où je jouais, il y avait un couplet sur cet air triste qu'il aimait tant et qu'il chantait à ses heures de gaieté. Je me mis à me ressouvenir… Nous étions tous les deux dans une brasserie, aux portes de la Haye, – un petit jardin planté d'acacias; mes genoux touchaient ses genoux: rien ne nous venait aux lèvres à nous dire… Il m'a cueilli en route un gros bouquet de toutes sortes de vilaines fleurs; et j'étais à bout de bras de les porter. – La nuit venue, nous voulûmes revenir à travers champs. Il y avait de petits fossés avec de l'eau. Il me donnait la main pour sauter; à chaque fossé, c'était une histoire! Je mouillais mes bottines; et lui, riait.

      Mais au nom de notre amitié, ne parlez jamais à Amédée de la confidence que je vous ai faite. S'il vous en parle, bien! mais ne prenez pas l'initiative. Alphonse est marié à présent; je ne veux pas que son ami me croie capable de le compromettre, en mettant son nom en villanelle, et l'histoire de nos amours en rondes que je chanterais à tue-tête sur les chemins. – Je compte sur vous.

      Mathilde.

      Marseille, décembre 1847.

      Aussitôt cette lettre reçue, ma belle amie, vous irez chez Bethmont, au coin de la rue Louis-le-Grand, et vous lui demanderez pourquoi il ne m'a pas envoyé mes bas rouges. Il me les faut absolument d'ici à mercredi.

      Je vous écris toute triste. Mon officier de marine a été tué avant-hier par un jeune homme de la ville. Cela a eu du retentissement, de sorte qu'on me regarde un peu ici comme un phénomène.

      Je vous recommande mes bas. J'en ai absolument besoin pour la semaine prochaine. Je ne comprends rien à ce retard. Le messager était payé.

      Toute à vous.

      Mathilde.

      Marseille, janvier 1848.

      Que voulez-vous, ma bien chère Louise! la vie est une chose railleuse et hostile qu'il faut énormément de dépravation pour braver, ou une force de dédain philosophique plus énorme encore pour dominer. Les intelligences fortes et arrogantes y succombent souvent; comment nous, pauvres femmes, avec nos esprits délicats et frissonnants, nos cœurs peureux et faibles, pourrions-nous trouver la lutte victorieuse, la vaillance persévérante, la résignation pleine de grandeur et de courage?

      Vraiment, vos ennuis sont une injustice de la Providence, un manque de goût du hasard; et si j'étais à leur place, vous n'auriez qu'à envier un peu de noir à votre ciel pour en changer l'azur éternel. Par malheur je ne suis ni la Providence ni le hasard; et je ne puis que vous prêcher une théorie peu élevée. Ce n'est pas la théorie de la conscience haute et fière, qui ne trouvant pas d'issue ici-bas transporte plus haut ses valeurs méconnues et ses blessures sans récompenses; c'est tout prosaïquement de l'épicurisme d'œuvres, et de l'étourdissement moral.

      Pour moi, je ne m'étourdis plus. A force de s'être soûlée à toutes les coupes des rêves et des erreurs de la vie, mon imagination a une si forte tête qu'elle ne peut plus se griser; et quant à mes sens… vous savez le respectueux silence que je garde aux morts…

      Que vous dire! Tenir tête à l'orage, c'est de la folie présomptueuse; se laisser aller au courant, c'est de la lâcheté. Que faire alors? – Allez, ma pauvre enfant, comme les condamnés qui, en faveur de leur arrêt impitoyable, trouvent partout autour d'eux l'accomplissement matériel de leurs funèbres et derniers désirs, nous qui sommes condamnées, de par les préjugés du monde, à un différent supplice, demandons aussi à la vie notre poulet et notre vin de Bordeaux.

      Votre chambre est prête. Je vous attends.

      Votre amie.

      Mathilde.

      CALINOT6

      Pauvre innocente vie que cette vie de Calinot, qui semble écrite tout entière pour une parade des Funambules; écoulée doucement sans peur, sans reproche, sans haine, sans remords, sans regrets; innocente comme une parade où Pierrot, – Pierrot le mime, Pierrot le muet, – où Pierrot parlerait!

      C'est une parade, si bien une parade, que, lorsque Camille, le metteur en scène, le souffleur de toutes ces naïvetés, n'est plus là pour lui donner la réplique, l'histoire et la légende prêtent toujours à Calinot pour partners de ses janotades deux autres drolatiques. Vous savez ce seigneur de la légende allemande entre deux chevaliers qui chevauchent à côté de lui, l'un à sa droite, l'autre à sa gauche? Eh bien! comme le seigneur allemand Calinot chevauchait entre deux chevaliers: V… et L… – V… c'était la phrase française en habit de marquis; – L… c'était une mémoire qui toujours restait court, qui sans cesse buttait contre le mot propre, qui jamais ne le trouvait. C'est V… qui disait: «Il me semble que le crépuscule s'annonce, je vais mettre mon peplum; et encore, après avoir chaviré: «Je jure Dieu de ne plus mettre le pied dans cette caravelle!» C'est L… qui annonçait au piquet: «J'ai une tierce… en ce que tu sais bien, une quinte en ce que tu m'as dit, et un quatorze… en ce que tu viens de me dire.» Et ainsi il croissait, le bon Calinot, en grâces et en joyeux devis, entre ce lexique des Précieuses ridicules et cet incurable oublieur, entre ce purisme et cette paralysie!

      Parades! – races perdues! ô vieux pitres! tout ce cortége de Momus populaire, les rires larges et les grosses bêtises, les paternelles niaiseries! Pantalons et Cassandres, vieux faiseurs de gaieté qu'on ressuscitait tout à l'heure, – ô Lapalisse! aïeul des naïvetés, – je vous le dis: Bobèche revivait en cet homme.

      Et l'atelier, qui s'ennuyait de Jocrisse, s'est mis à compiler l'enchiridion de Calinot, avec un culte de philologue, et l'a augmenté, et l'a enrichi, et l'a pourléché, et s'est mis à déclamer ainsi ornée, cette rapsodie du théâtre de la Foire, pour faire suite à celle que chantait Dancourt en sortant du cabaret de la Cornemuse, en sorte que les écouteurs ont fini par être aussi incrédules à l'endroit de l'existence de Calinot qu'à l'endroit de l'archevêque Turpin.

      Et pourtant il a si bien vécu, ce mortel désopilant, – qu'un jour il est mort-du choléra.

      L'existence de Calinot a toutes sortes de tableaux:


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Calinot, à l'heure présente, est une figure très-populaire. Théodore Barrière en a fait une pièce, et chaque jour le petit journal augmente d'une naïveté nouvelle le chapitre des naïvetés de ce petit-fils de Lapalisse. Mais en 1852, lorsque nous avons pour la première fois biographié Calinot, ce n'était encore qu'une légende flottante dans la blague des ateliers.