Les grandes espérances. Чарльз Диккенс
par son contact, et je sais parfaitement que toute la joie que j'ai goûtée pendant mon apprentissage venait du simple contentement de Joe et non pas de mes aspirations inquiètes et mécontentes. Qui peut dire ce que je voulais? Puis-je le dire moi-même, puisque je ne l'ai jamais bien su? Ce que je redoutais, c'était d'apercevoir, à une heure fatale, en levant les yeux, Estelle me regarder par la fenêtre de la forge au moment où j'étais le plus noir et où je paraissais le plus commun. J'étais poursuivi par la crainte qu'un jour ou l'autre elle me découvrît, les mains et le visage noircis, en train de faire ma besogne la plus grossière, et qu'elle me mépriserait. Souvent, le soir, quand je tirais le soufflet de la forge pour Joe et que nous entonnions la chanson du Vieux Clem, le souvenir de la manière dont je la chantais avec miss Havisham me montait l'imagination, et je croyais voir dans le feu la belle figure d'Estelle, ses jolis cheveux flottants au gré du vent, et ses yeux me regarder avec dédain. Souvent, dans de tels instants, je me détournais et je portais mes regards sur les vitres de la croisée, que la nuit détachait en noir sur la muraille, il me semblait voir Estelle retirer vivement sa tête, et je croyais qu'elle avait fini par me découvrir, et qu'elle était là.
Quand notre journée était terminée et que nous allions souper, la cuisine et le repas me semblaient prendre un air plus vulgaire encore que de coutume, et mon mauvais cœur me rendait plus honteux que jamais de la pauvreté du logis.
CHAPITRE XV
Je devenais trop grand pour occuper plus longtemps la chambre de la grand'tante de M. Wopsle. Mon éducation, sous la direction de cette absurde femme, se termina, non pas cependant avant que Biddy ne m'eût fait part de tout ce qu'elle avait appris au moyen du petit catalogue des prix, voire même une chanson comique qu'elle avait achetée autrefois pour un sou, et qui commençait ainsi:
Quand à Londres nous irons
Ron, ron, ron,
Ron, ron, ron,
Faut voir quelle figure nous ferons
Ron, ron, ron.
Mais mon désir de bien faire était si grand, que j'appris par cœur cette œuvre remarquable, et cela de la meilleure foi du monde. Je ne me souviens pas, du reste, d'avoir jamais mis en doute le mérite de l'œuvre, si ce n'est que je pensais, comme je le fais encore aujourd'hui, qu'il y avait dans les ron, ron, tant de fois répétés, un excès de poésie. Dans mon avidité de science, je priai M. Wopsle de vouloir bien laisser tomber sur moi quelques miettes intellectuelles, ce à quoi il consentit avec bonté. Cependant, comme il ne m'employait que comme une espèce de figurant qui devait lui donner la réplique, et dans le sein duquel il pouvait pleurer, et qui tour à tour devait être embrassé, malmené, empoigné, frappé, tué selon les besoins de l'action, je déclinai bientôt ce genre d'instruction, mais pas assez tôt cependant pour que M. Wopsle, dans un accès de fureur dramatique, ne m'eût au trois quarts assommé.
Quoi qu'il en soit, j'essayais d'inculquer à Joe tout ce que j'apprenais. Cela semblera si beau de ma part, que ma conscience me fait un devoir de l'expliquer je voulais rendre Joe moins ignorant et moins commun, pour qu'il fût plus digne de ma société et qu'il méritât moins les reproches d'Estelle.
La vieille Batterie des marais était le lieu choisi pour nos études; nos accessoires consistaient en une ardoise cassée et un petit bout de crayon. Joe y ajoutait toujours une pipe et du tabac. Je n'ai jamais vu Joe se souvenir de quoi que ce soit d'un dimanche à l'autre, ni acquérir sous ma direction la moindre connaissance quelconque. Cependant il fumait sa pipe à la Batterie d'un air plus intelligent, plus savant même, que partout ailleurs. Il était persuadé qu'il faisait d'immenses progrès, le pauvre homme! Pour moi, j'espère toujours qu'il en faisait.
J'éprouvais un grand calme et un grand plaisir à voir passer les voiles sur la rivière et à les regarder s'enfoncer au-delà de la jetée, et quand quelquefois la marée était très basse, elles me paraissaient appartenir à des bateaux submergés qui continuaient leur course au fond de l'eau. Lorsque je regardais les vaisseaux au loin en mer, avec leurs voiles blanches déployées je finissais toujours, d'une manière ou d'une autre, par penser à miss Havisham et à Estelle, et, lorsqu'un rayon de lumière venait au loin tomber obliquement sur un nuage, sur une voile, sur une montagne, ou former une ligne brillante sur l'eau, cela me produisait le même effet. Miss Havisham et Estelle, l'étrange maison et l'étrange vie qu'on y menait, me semblaient avoir je ne sais quel rapport direct ou indirect avec tout ce qui était pittoresque.
Un dimanche que j'avais donné congé à Joe, parce qu'il semblait avoir pris le parti d'être plus stupide encore que d'habitude, pendant qu'il savourait sa pipe avec délices, et que moi, j'étais couché sur le tertre d'une des batteries, le menton appuyé sur ma main, voyant partout en perspective l'image de miss Havisham et celle d'Estelle, aussi bien dans le ciel que dans l'eau, je résolus enfin d'émettre à leur propos une pensée qui, depuis longtemps, me trottait dans la tête:
«Joe, dis-je, ne penses-tu pas que je doive une visite à miss Havisham?
– Et pourquoi, mon petit Pip? dit Joe après réflexion.
– Pourquoi, Joe?.. Pourquoi rend-on des visites?
– Certainement, mon petit Pip il y a des visites peut-être qui… dit Joe sans terminer sa phrase. Mais pour ce qui est de rendre visite à miss Havisham, elle pourrait croire que tu as besoin de quelque chose, ou que tu attends quelque chose d'elle.
– Mais, ne pourrais-je lui dire que je n'ai besoin de rien… que je n'attends rien d'elle.
– Tu le pourrais, mon petit Pip, dit Joe; mais elle pourrait te croire, ou croire tout le contraire.»
Joe sentit comme moi qu'il avait dit quelque chose de fin, et il se mit à aspirer avec ardeur la fumée de sa pipe, pour n'en pas gâter les effets par une répétition.
«Tu vois, mon petit Pip, continua Joe aussitôt que ce danger fut passé, miss Havisham t'a fait un joli présent; eh bien! après t'avoir fait ce joli présent, elle m'a pris à part pour me dire que c'était tout.
– Oui, Joe, j'ai entendu ce qu'elle t'a dit.
– Tout! répéta Joe avec emphase.
– Oui, Joe, je t'assure que j'ai entendu.
– Ce qui voulait dire, sans doute, mon petit Pip: tout est terminé entre nous… restons chacun chez nous… vous au nord, moi au midi… Rompons tout à fait.»
J'avais pensé tout cela, et j'étais très désappointé de voir que Joe avait la même opinion, car cela rendait la chose plus vraisemblable.
«Mais, Joe…
– Oui, mon pauvre petit Pip.
– … Voilà près d'un an que je suis ton apprenti, et je n'ai pas encore remercié miss Havisham de ce qu'elle a fait pour moi. Je n'ai pas même été prendre de ses nouvelles, ou seulement témoigné que je me souvenais d'elle.
– C'est vrai, mon petit Pip, et à moins que tu ne lui offres une garniture complète de fers, ce qui, je le crains bien, ne serait pas un présent très bien choisi, vu l'absence totale de chevaux…
– Je ne veux pas parler de souvenirs de ce genre-là; je ne veux pas lui faire de présents.»
Mais Joe avait dans la tête l'idée d'un présent, et il ne voulait pas en démordre.
«Voyons, dit-il, si l'on te donnait un coup de main pour forger une chaîne toute neuve pour mettre à la porte de la rue? Ou bien encore une grosse ou deux de pitons à vis, dont on a toujours besoin dans un ménage? Ou quelque joli article de fantaisie, tel qu'une fourchette à rôties pour faire griller ses muffins, ou bien un gril, si elle veut manger un hareng saur ou quelque autre chose de semblable.
– Mais Joe, je ne parle pas du tout de présent, interrompis-je.
– Eh bien! continua Joe, en tenant bon comme si j'eusse insisté, à ta place, mon petit Pip, je ne ferais rien de tout cela, non en vérité, rien de tout cela! Car, qu'est-ce qu'elle ferait d'une chaîne de porte, quand elle en a une qui ne lui sert pas? Et les pitons sont sujets à s'abîmer…