Les grandes espérances. Чарльз Диккенс
de mes lèvres de faire entendre à Joe cette question:
«Qu'est-ce qu'un forçat?»
Joe me fit une réponse grandement élaborée, à en juger les contorsions de sa bouche, mais dont je ne pus former que le seul mot: «Pip!..»
«Un forçat s'est évadé hier soir après le coup de canon du coucher du soleil, reprit Joe à haute voix, et on a tiré le canon pour en avertir; et maintenant on tire sans doute encore pour un autre.
– Qu'est-ce qui tire? demandai-je.
– Qu'est-ce que c'est qu'un garçon comme ça? fit ma sœur en fronçant le sourcil par-dessus son ouvrage. Quel questionneur éternel tu fais… Ne fais pas de questions, et on ne te dira pas de mensonges.»
Je pensais que ce n'était pas très poli pour elle-même de me laisser entendre qu'elle me dirait des mensonges, si je lui faisais des questions. Mais elle n'était jamais polie avec moi, excepté quand il y avait du monde.
À ce moment, Joe vint augmenter ma curiosité au plus haut degré, en prenant beaucoup de peine pour ouvrir la bouche toute grande, et lui faire prendre la forme d'un mot qui, au mouvement de ses lèvres, me parut être:
«Boudé…»
Je regardai naturellement Mrs Joe et dis:
«Elle?»
Mais Joe ne parut rien entendre du tout, et il répéta le mouvement avec plus d'énergie encore; je ne compris pas davantage.
Mistress Joe, dis-je comme dernière ressource, je voudrais bien savoir… si cela ne te fait rien… où l'on tire le canon?
– Que Dieu bénisse cet enfant! s'écria ma sœur d'un ton qui faisait croire qu'elle pensait tout le contraire de ce qu'elle disait. Aux pontons!
– Oh! dis-je en levant les yeux sur Joe, aux pontons!»
Joe me lança un regard de reproche qui disait:
«Je te l'avais bien dit1.
– Et s'il te plaît, qu'est-ce que les pontons? repris-je.
– Voyez-vous, s'écria ma sœur en dirigeant sur moi son aiguille et en secouant la tête de mon côté, répondez-lui une fois, et il vous fera de suite une douzaine de questions. Les pontons sont des vaisseaux qui servent de prison, et qu'on trouve en traversant tout droit les marais.
– Je me demande qui on peut mettre dans ces prisons, et pourquoi on y met quelqu'un?» dis-je d'une manière générale et avec un désespoir calme.
C'en était trop pour Mrs Joe, qui se leva immédiatement.
«Je vais te le dire, méchant vaurien, fit-elle. Je ne t'ai pas élevé pour que tu fasses mourir personne à petit feu; je serais à blâmer et non à louer si je l'avais fait. On met sur les pontons ceux qui ont tué, volé, fait des faux et toutes sortes de mauvaises actions, et ces gens-là ont tous commencé comme toi par faire des questions. Maintenant, va te coucher, et dépêchons!»
On ne me donnait jamais de chandelle pour m'aller coucher, et en gagnant cette fois ma chambre dans l'obscurité, ma tête tintait, car Mrs Joe avait tambouriné avec son dé sur mon crâne, en disant ces derniers mots et je sentais avec épouvante que les pontons étaient faits pour moi; j'étais sur le chemin, c'était évident! J'avais commencé à faire des questions, et j'étais sur le point de voler Mrs Joe.
Depuis cette époque, bien reculée maintenant, j'ai souvent pensé combien peu de gens savent à quel point on peut compter sur la discrétion des enfants frappés de terreur. Cependant, rien n'est plus déraisonnable que la terreur. J'éprouvais une terreur mortelle en pensant au jeune homme qui en voulait absolument à mon cœur et à mes entrailles. J'éprouvais une terreur mortelle au souvenir de mon interlocuteur à la jambe ferrée. J'éprouvais une terreur mortelle de moi-même, depuis qu'on m'avait arraché ce terrible serment; je n'avais aucun espoir d'être délivré de cette terreur par ma toute-puissante sœur, qui me rebutait à chaque tentative que je faisais; et je suis effrayé rien qu'en pensant à ce qu'un ordre quelconque aurait pu m'amener à faire sous l'influence de cette terreur.
Si je dormis un peu cette nuit-là, ce fut pour me sentir entraîné vers les pontons par le courant de la rivière. En passant près de la potence, je vis un fantôme de pirate, qui me criait dans un porte-voix que je ferais mieux d'aborder et d'être pendu tout de suite que d'attendre. J'aurais eu peur de dormir, quand même j'en aurais eu l'envie, car je savais que c'était à la première aube que je devais piller le garde-manger. Il ne fallait pas songer à agir la nuit, car je n'avais aucun moyen de me procurer de la lumière, si ce n'est en battant le briquet, ou une pierre à fusil avec un morceau de fer, ce qui aurait produit un bruit semblable à celui du pirate agitant ses chaînes.
Dès que le grand rideau noir qui recouvrait ma petite fenêtre eût pris une légère teinte grise, je descendis. Chacun de mes pas, sur le plancher, produisait un craquement qui me semblait crier: «Au voleur!.. Réveillez-vous, mistress Joe!.. Réveillez-vous!..» Arrivé au garde-manger qui, vu la saison, était plus abondamment garni que de coutume, j'eus un moment de frayeur indescriptible à la vue d'un lièvre pendu par les pattes. Il me sembla même qu'il fixait sur moi un œil beaucoup trop vif pour sa situation. Je n'avais pas le temps de rien vérifier, ni de choisir; en un mot, je n'avais le temps de rien faire. Je pris du pain, du fromage, une assiette de hachis, que je nouai dans mon mouchoir avec la fameuse tartine de la veille, un peu d'eau-de-vie dans une bouteille de grès, que je transvasai dans une bouteille de verre que j'avais secrètement emportée dans ma chambre pour composer ce liquide enivrant appelé «jus de réglisse», remplissant la bouteille de grès avec de l'eau que je trouvai dans une cruche dans le buffet de la cuisine, un os, auquel il ne restait que fort peu de viande, et un magnifique pâté de porc. J'allais partir sans ce splendide morceau, quand j'eus l'idée de monter sur une planche pour voir ce que pouvait contenir ce plat de terre si soigneusement relégué dans le coin le plus obscur de l'armoire et que je découvris le pâté, je m'en emparai avec l'espoir qu'il n'était pas destiné à être mangé de sitôt, et qu'on ne s'apercevrait pas de sa disparition, de quelque temps au moins.
Une porte de la cuisine donnait accès dans la forge; je tirai le verrou, j'ouvris cette porte, et je pris une lime parmi les outils de Joe. Puis, je remis toutes les fermetures dans l'état où je les avais trouvées; j'ouvris la porte par laquelle j'étais rentré le soir précédent; je m'élançai dans la rue, et pris ma course vers les marais brumeux.
CHAPITRE III
C'était une matinée de gelée blanche très humide. J'avais trouvé l'extérieur de la petite fenêtre de ma chambre tout mouillé, comme si quelque lutin y avait pleuré toute la nuit, et qu'il lui eût servi de mouchoir de poche. Je retrouvai cette même humidité sur les haies stériles et sur l'herbe desséchée, suspendue comme de grossières toiles d'araignée, de rameau en rameau, de brin en brin; les grilles, les murs étaient dans le même état, et le brouillard était si épais, que je ne vis qu'en y touchant le poteau au bras de bois qui indique la route de notre village, indication qui ne servait à rien car on ne passait jamais par là. Je levai les yeux avec terreur sur le poteau, ma conscience oppressée en faisant un fantôme, me montrant la rue des Pontons.
Le brouillard devenait encore plus épais, à mesure que j'approchais des marais, de sorte qu'au lieu d'aller vers les objets, il me semblait que c'étaient les objets qui venaient vers moi. Cette sensation était extrêmement désagréable pour un esprit coupable. Les grilles et les fossés s'élançaient à ma poursuite, à travers le brouillard, et criaient très distinctement: «Arrêtez-le! Arrêtez-le!.. Il emporte un pâté qui n'est pas à lui!..» Les bestiaux y mettaient une ardeur égale et écarquillaient leurs gros yeux en me lançant par leurs naseaux un effroyable: «Holà! petit voleur!.. Au voleur! Au voleur!..» Un bœuf noir, à cravate blanche, auquel ma conscience troublée trouvait un certain air clérical, fixait si obstinément sur moi son œil accusateur, que je ne pus m'empêcher de lui dire en passant:
«Je n'ai pas pu faire autrement, monsieur! Ce n'est pas pour moi que je l'ai pris!»
Sur ce, il baissa sa
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En anglais: «