Le vicomte de Bragelonne, Tome II.. Dumas Alexandre
Lorsque d'Artagnan eut achevé son récit:
– Eh bien? fit Aramis.
– Eh bien! dit d'Artagnan, vous voyez que j'ai en Angleterre des amis et des propriétés, en France un trésor. Si le coeur vous en dit, je vous les offre. Voilà pourquoi je suis venu.
Si assuré que fût son regard, il ne put soutenir en ce moment le regard d'Aramis. Il laissa donc dévier son oeil sur Porthos, comme fait l'épée qui cède à une pression toute-puissante et cherche un autre chemin.
– En tout cas, dit l'évêque, vous avez pris un singulier costume de voyage, cher ami.
– Affreux! je le sais. Vous comprenez que je ne voulais voyager ni en cavalier ni en seigneur. Depuis que je suis riche, je suis avare.
– Et vous dites donc que vous êtes venu à Belle-Île? fit Aramis sans transition.
– Oui, répliqua d'Artagnan, je savais y trouver Porthos et vous.
– Moi! s'écria Aramis. Moi! depuis un an que je suis ici je n'ai point une seule fois passé la mer.
– Oh! fit d'Artagnan, je ne vous savais pas si casanier.
– Ah! cher ami, c'est qu'il faut vous dire que je ne suis plus l'homme d'autrefois. Le cheval m'incommode, la mer me fatigue; je suis un pauvre prêtre souffreteux, se plaignant toujours, grognant toujours, et enclin aux austérités, qui me paraissent des accommodements avec la vieillesse, des pourparlers avec la mort. Je réside, mon cher d'Artagnan, je réside.
– Eh bien! tant mieux, mon ami, car nous allons probablement devenir voisins.
– Bah! dit Aramis, non sans une certaine surprise qu'il ne chercha même pas à dissimuler, vous, mon voisin?
– Eh! mon Dieu, oui.
– Comment cela?
– Je vais acheter des salines fort avantageuses qui sont situées entre Piriac et Le Croisic. Figurez-vous, mon cher, une exploitation de douze pour cent de revenu clair; jamais de non- valeur, jamais de faux frais; l'océan, fidèle et régulier, apporte toutes les six heures son contingent à ma caisse. Je suis le premier Parisien qui ait imaginé une pareille spéculation. N'éventez pas la mine, je vous en prie, et avant peu nous communiquerons, J'aurai trois lieues de pays pour trente mille livres.
Aramis lança un regard à Porthos comme pour lui demander si tout cela était bien vrai, si quelque piège ne se cachait point sous ces dehors d'indifférence. Mais bientôt, comme honteux d'avoir consulté ce pauvre auxiliaire, il rassembla toutes ses forces pour un nouvel assaut ou pour une nouvelle défense.
– On m'avait assuré, dit-il, que vous aviez eu quelque démêlé avec la cour, mais que vous en étiez sorti comme vous savez sortir de tout, mon cher d'Artagnan, avec les honneurs de la guerre.
– Moi? s'écria le mousquetaire avec un grand éclat de rire insuffisant à cacher son embarras; car, à ces mots d'Aramis, il pouvait le croire instruit de ses dernières relations avec le roi; moi? Ah! racontez-moi donc cela, mon cher Aramis.
– Oui, l'on m'avait raconté, à moi, pauvre évêque perdu au milieu des landes, on m'avait dit que le roi vous avait pris pour confident de ses amours.
– Avec qui?
– Avec Mlle de Mancini.
D'Artagnan respira.
– Ah! je ne dis pas non, répliqua-t-il.
– Il paraît que le roi vous a emmené un matin au-delà du pont de
Blois pour causer avec sa belle.
– C'est vrai, dit d'Artagnan. Ah! vous savez cela? Mais alors, vous devez savoir que, le jour même, j'ai donné ma démission.
– Sincère?
– Ah! mon ami, on ne peut plus sincère.
– C'est alors que vous allâtes chez le comte de La Fère?
– Oui.
– Chez moi?
– Oui.
– Et chez Porthos?
– Oui.
– Était-ce pour nous faire une simple visite?
– Non; je ne vous savais point attachés, et je voulais vous emmener en Angleterre.
– Oui, je comprends, et alors vous avez exécuté seul, homme merveilleux, ce que vous vouliez nous proposer d'exécuter à nous quatre. Je me suis douté que vous étiez pour quelque chose dans cette belle restauration, quand j'appris qu'on vous avait vu aux réceptions du roi Charles, lequel vous parlait comme un ami, ou plutôt comme un obligé.
– Mais comment diable avez-vous su tout cela? demanda d'Artagnan, qui craignait que les investigations d'Aramis ne s'étendissent plus loin qu'il ne le voulait.
– Cher d'Artagnan, dit le prélat, mon amitié ressemble un peu à la sollicitude de ce veilleur de nuit que nous avons dans la petite tour du môle, à l'extrémité du quai. Ce brave homme allume tous les soirs une lanterne pour éclairer les barques qui viennent de la mer. Il est caché dans sa guérite, et les pêcheurs ne le voient pas; mais lui les suit avec intérêt; il les devine, il les appelle, il les attire dans la voie du port. Je ressemble à ce veilleur; de temps en temps quelques avis m'arrivent et me rappellent au souvenir de tout ce que j'aimais. Alors je suis les amis d'autrefois sur la mer orageuse du monde, moi, pauvre guetteur auquel Dieu a bien voulu donner l'abri d'une guérite.
– Et, dit d'Artagnan, après l'Angleterre, qu'ai-je fait?
– Ah! voilà! fit Aramis, vous voulez forcer ma vue. Je ne sais plus rien depuis votre retour, d'Artagnan; mes yeux se sont troublés. J'ai regretté que vous ne pensiez point à moi. J'ai pleuré votre oubli. J'avais tort. Je vous revois, et c'est une fête, une grande fête, je vous le jure… Comment se porte Athos?
– Très bien, merci.
– Et notre jeune pupille?
– Raoul?
– Oui.
– Il paraît avoir hérité de l'adresse de son père Athos et de la force de son tuteur Porthos.
– Et à quelle occasion avez-vous pu juger de cela?
– Eh! mon Dieu! la veille même de mon départ.
– Vraiment?
– Oui, il y avait exécution en Grève, et, à la suite de cette exécution, émeute. Nous nous sommes trouvés dans l'émeute, et, à la suite de l'émeute, il a fallu jouer de l'épée; il s'en est tiré à merveille.
– Bah! et qu'a-t-il fait? dit Porthos.
– D'abord il a jeté un homme par la fenêtre, comme il eût fait d'un ballot de coton.
– Oh! très bien! s'écria Porthos.
– Puis il a dégainé, pointé, estocadé, comme nous faisions dans notre beau temps, nous autres.
– Et à quel propos cette émeute? demanda Porthos.
D'Artagnan remarqua sur la figure d'Aramis une complète indifférence à cette question de Porthos.
– Mais, dit-il en regardant Aramis, à propos de deux traitants à qui le roi faisait rendre gorge, deux amis de M. Fouquet que l'on pendait.
À peine un léger froncement de sourcils du prélat indiqua-t-il qu'il avait entendu.
– Oh! oh! fit Porthos, et comment les nommait-on, ces amis de
M. Fouquet?
– MM. d'Emerys et Lyodot, dit d'Artagnan. Connaissez-vous ces noms-là, Aramis?
– Non, fit dédaigneusement le prélat; cela m'a l'air de noms de financiers.
– Justement.
– Oh! M. Fouquet a laissé pendre ses amis? s'écria Porthos.
– Et pourquoi