Le vicomte de Bragelonne, Tome IV.. Dumas Alexandre
on connaît aussi votre bon coeur.
– Ah! parlons-en!
– Et votre obéissance à vos supérieurs. Quand on a été soldat, voyez-vous, Baisemeaux, c'est pour la vie.
– Aussi, obéirai-je strictement, et demain matin, au point du jour, le détenu désigné sera élargi.
– Demain?
– Au jour.
– Pourquoi pas ce soir, puisque la lettre de cachet porte sur la suscription et à l'intérieur: Pressé?
– Parce que ce soir nous soupons et que nous sommes pressés, nous aussi.
– Cher Baisemeaux, tout botté que je suis, je me sens prêtre, et la charité m'est un devoir plus impérieux que la faim et la soif. Ce malheureux a souffert assez longtemps, puisque vous venez de me dire que, depuis dix ans, il est votre pensionnaire. Abrégez-lui la souffrance. Une bonne minute l'attend, donnez-la-lui bien vite. Dieu vous la rendra dans son paradis en années de félicité.
– Vous le voulez?
– Je vous en prie.
– Comme cela, tout au travers du repas.
– Je vous en supplie; cette action vaudra dix Benedicite.
– Qu'il soit fait comme vous le désirez. Seulement, nous mangerons froid.
– Oh! qu'à cela ne tienne!
Baisemeaux se pencha en arrière pour sonner François, et, par un mouvement tout naturel, il se retourna vers la porte.
L'ordre était resté sur la table. Aramis profita du moment où Baisemeaux ne regardait pas pour échanger ce papier contre un autre, plié de la même façon, et qu'il tira de sa poche.
– François, dit le gouverneur, que l'on fasse monter ici M. le major avec les guichetiers de la Bertaudière.
François sortit en s'inclinant, et les deux convives se retrouvèrent seuls.
Chapitre CCXIV – Le général de l'ordre
Il se fit, entre les deux convives, un instant de silence pendant lequel Aramis ne perdit pas de vue le gouverneur. Celui-ci ne semblait qu'à moitié résolu à se déranger ainsi au milieu de son souper, et il était évident qu'il cherchait une raison quelconque, bonne ou mauvaise, pour retarder au moins jusqu'après le dessert. Cette raison, il parut tout à coup l'avoir trouvée.
– Eh! mais, s'écria-t-il, c'est impossible!
– Comment, impossible? dit Aramis. Voyons un peu, cher ami, ce qui est impossible.
– Il est impossible de mettre le prisonnier en liberté à une pareille heure. Où ira-t-il, lui qui ne connaît pas Paris?
– Il ira où il pourra.
– Vous voyez bien, autant vaudrait délivrer un aveugle.
– J'ai un carrosse, je le conduirai là où il voudra que je le mène.
– Vous avez réponse à tout… François, qu'on dise à M. le major d'aller ouvrir la prison de M. Seldon, № 3, Bertaudière.
– Seldon? fit Aramis très simplement. Vous avez dit Seldon, je crois?
– J'ai dit Seldon. C'est le nom de celui qu'on élargit.
– Oh! vous voulez dire Marchiali, dit Aramis.
– Marchiali? Ah bien! oui! Non, non, Seldon.
– Je pense que vous faites erreur, monsieur Baisemeaux.
– J'ai lu l'ordre.
– Moi aussi.
– Et j'ai vu Seldon en lettres grosses comme cela.
Et M. de Baisemeaux montrait son doigt.
– Moi, j'ai lu Marchiali en caractères gros comme ceci.
Et Aramis montrait les deux doigts.
– Au fait, éclaircissons le cas, dit Baisemeaux, sûr de lui. Le papier est là, et il suffira de le lire.
– Je lis: Marchiali, reprit Aramis en déployant le papier. Tenez!
Baisemeaux regarda et ses bras fléchirent.
– Oui, oui, dit-il atterré, oui, Marchiali. Il y a bien écrit
Marchiali! c'est bien vrai!
– Ah!
– Comment! l'homme dont nous parlons tant? L'homme que chaque jour l'on me recommande tant?
– Il y a _Marchiali, _répéta encore l'inflexible Aramis.
– Il faut l'avouer, monseigneur, mais je n'y comprends absolument rien.
– On en croit ses yeux, cependant.
– Ma foi, dire qu'il y a bien Marchiali!
– Et d'une bonne écriture, encore.
– C'est phénoménal! Je vois encore cet ordre et le nom de Seldon, Irlandais. Je le vois. Ah! et même, je me le rappelle, sous ce nom, il y avait un pâté d'encre.
– Non, il n'y a pas d'encre, non, il n'y a pas de pâté.
– Oh! par exemple, si fait! À telle enseigne que j'ai frotté la poudre qu'il y avait sur le pâté.
– Enfin, quoi qu'il en soit, cher monsieur de Baisemeaux, dit
Aramis, et quoi que vous ayez vu, l'ordre est signé de délivrer
Marchiali, avec ou sans pâté.
– L'ordre est signé de délivrer Marchiali, répéta machinalement
Baisemeaux, qui essayait de reprendre possession de ses esprits.
– Et vous allez délivrer ce prisonnier. Si le coeur vous dit de délivrer aussi Seldon, je vous déclare que je ne m'y opposerai pas le moins du monde.
Aramis ponctua cette phrase par un sourire dont l'ironie acheva de dégriser Baisemeaux et lui donna du courage.
– Monseigneur, dit-il, ce Marchiali est bien le même prisonnier, que, l'autre jour, un prêtre, confesseur de notre ordre, est venu visiter si impérieusement et si secrètement.
– Je ne sais pas cela, monsieur, répliqua l'évêque.
– Il n'y a pas cependant si longtemps, cher monsieur d'Herblay.
– C'est vrai, mais chez nous, monsieur, il est bon que l'homme d'aujourd'hui ne sache plus ce qu'a fait l'homme d'hier.
– En tout cas, fit Baisemeaux, la visite du confesseur jésuite aura porté bonheur à cet homme.
Aramis ne répliqua pas et se remit à manger et à boire.
Baisemeaux, lui, ne touchant plus à rien de ce qui était sur la table, reprit encore une fois l'ordre et l'examina en tous sens.
Cette inquisition, dans des circonstances ordinaires, eût fait monter le pourpre aux oreilles du mal patient Aramis; mais l'évêque de Vannes ne se courrouçait point pour si peu, surtout quand il s'était dit tout bas qu'il serait dangereux de se courroucer.
– Allez-vous délivrer Marchiali? dit-il. Oh! que voilà du xérès fondu et parfumé, mon cher gouverneur!
– Monseigneur, répondit Baisemeaux, je délivrerai le prisonnier Marchiali quand j'aurai rappelé le courrier qui apportait l'ordre, et surtout lorsqu'en l'interrogeant je me serai assuré…
– Les ordres sont cachetés, et le contenu est ignoré du courrier.
De quoi vous assurerez-vous donc, je vous prie?
– Soit, monseigneur; mais j'enverrai au ministère, et, là,
M. de Lyonne retirera l'ordre ou l'approuvera.
– À quoi bon tout cela? fit Aramis froidement.
– À