La San-Felice, Tome 02. Dumas Alexandre

La San-Felice, Tome 02 - Dumas Alexandre


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soit dit sans reproche, ne me paraît pas pressé d'entrer en campagne, quoique le citoyen Buonaparte lui ait diablement rogné les ongles par le traité de Campo-Formio. C'est que votre neveu François est un homme prudent; il ne lui suffit pas, pour se mettre en campagne, des 60,000 hommes que vous lui offrez, il attend encore les 50,000 que lui promet l'empereur de Russie; il connaît les Français, il s'y est frotté et ils l'ont frotté.

      Et Ferdinand, qui commençait à reprendre un peu de sa belle humeur, se mit à rire de l'espèce de jeu de mots qu'il venait de faire aux dépens de l'empereur d'Autriche, justifiant cette maxime à la fois si profonde et si désespérante de la Rochefoucauld, qu'il y a toujours dans le malheur d'un ami quelque chose qui nous fait plaisir.

      – Je ferai observer au roi, répondit Caroline, blessée de ce mouvement d'hilarité qui se manifestait aux dépens de son neveu, que le gouvernement napolitain n'est pas libre, comme celui de l'empereur d'Autriche, de choisir son temps et son heure. Ce n'est pas nous qui déclarons la guerre à la France, c'est la France qui nous la déclare, et même qui nous l'a déclarée; il faut donc voir au plus tôt quels sont nos moyens de soutenir cette guerre.

      – Certainement qu'il faut le voir, dit le roi. Commençons par toi, Ariola. Voyons! On parle de 65,000 hommes. Où sont-ils, tes 65,000 hommes?

      – Où ils sont, sire?

      – Oui, montre-les-moi.

      – Rien de plus facile, et le capitaine général Acton est là pour dire à Votre Majesté si je mens.

      Acton fit de la tête un signe affirmatif.

      Ferdinand regarda Acton de travers. Il lui prenait parfois des caprices, non pas d'être jaloux, il était trop philosophe pour cela, mais d'être envieux. Aussi, le roi présent, Acton ne donnait-il signe d'existence que si Ferdinand lui adressait la parole.

      – Le capitaine général Acton répondra pour lui, si je lui fais l'honneur de l'interroger, dit le roi; en attendant, réponds pour toi, Ariola. Où sont tes 65,000 hommes?

      – Sire, 22,000 au camp de San-Germano.

      Au fur et à mesure qu'Ariola énumérait, Ferdinand, avec un mouvement de tête, comptait sur ses doigts.

      – Puis 16,000 dans les Abruzzes, continua Ariola, 8,000 dans la plaine de Sessa, 6,000 dans les murs de Gaete, 10,000 tant à Naples que sur les côtes, enfin 3,000 tant à Bénévent qu'à Ponte-Corvo.

      – Il a, ma foi, son compte, dit le roi finissant son calcul en même temps qu'Ariola terminait son énumération, et j'ai une armée de 65,000 hommes.

      – Et tous habillés à neuf, à l'autrichienne.

      – C'est à dire en blanc?

      – Oui, sire, au lieu d'être habillés en vert.

      – Ah! mon cher Ariola, s'écria le roi avec une expression de grotesque mélancolie, vêtus de blanc, vêtus de vert, ils n'en ficheront pas moins le camp, va…

      – Vous avez une triste idée de vos sujets, monsieur, répondit la reine.

      – Triste idée, madame! Je les crois, au contraire, très-intelligents, mes sujets, trop intelligents même; et voilà pourquoi je doute qu'ils se fassent tuer pour des affaires qui ne les regardent pas. Ariola nous dit qu'il a 65,000 hommes; parmi ces 65,000 hommes, il y a 15,000 vieux soldats, c'est vrai; mais ces vieux soldats n'ont jamais brûlé une amorce ni entendu siffler une balle. Ceux-là, il est possible, ne se sauveront qu'au second coup de fusil; quant aux 50,000 autres, ils datent de six semaines ou d'un mois, et ces 50,000 hommes, comment ont-ils été recrutés? Ah! vous croyez, messieurs, que je ne fais attention à rien, parce que, la plupart du temps, pendant que vous discutez, je cause avec Jupiter, qui est un animal plein d'intelligence; mais, au contraire, je ne perds pas un mot de ce que vous dites; seulement, je vous laisse faire; si je vous contrariais, je serais forcé de vous prouver que je m'entends mieux que vous à gouverner, et cela ne m'amuse point assez pour que je risque de me brouiller avec la reine, que cela amuse beaucoup. Eh bien, ces hommes, vous ne les avez enrôlés ni en vertu d'une loi, ni à la suite d'un tirage au sort; non, vous les avez enlevés de force à leurs villages, arrachés par violence à leurs familles, et cela selon le caprice de vos intendants et de vos sous-intendants. Chaque commune vous a fourni huit conscrits par mille hommes; mais voulez-vous que je vous dise comment cela s'est fait? On a d'abord désigné les plus riches; mais les plus riches ont payé rançon et ne sont point partis. On en a désigné de moins riches alors; mais, comme les seconds pouvaient encore payer, ils ne sont pas plus partis que le premiers. Enfin, de moins en moins riches, après avoir levé trois ou quatre contributions, dont on s'est bien gardé de te parler, mon pauvre Corradino, tout mon ministre des finances que tu es, on est arrivé à ceux qui n'avaient pas un grain pour se racheter. Ah! ceux-là, il a bien fallu qu'ils partent. Chacun de ces hommes représente donc une injustice vivante, une flagrante exaction; aucun motif légitime ne l'oblige au service, aucun lien moral ne le retient sous les drapeaux, il est enchaîné par la crainte du châtiment, voilà tout! Et vous voulez que ces gens-là se fassent tuer pour soutenir des ministres injustes, des intendants cupides, des sous-intendants voleurs, et, par-dessus tout cela, un roi qui chasse, qui pêche, qui s'amuse et qui ne s'occupe de ses sujets que pour passer avec sa meute sur leurs terres et dévaster leurs moissons! Ils seraient bien bêtes! Si j'étais soldat à mon service, dès le premier jour, j'aurais déserté, et je me serais fait brigand; au moins, des brigands combattent et se font tuer pour eux-mêmes.

      – Je suis forcé d'avouer qu'il y a beaucoup de vérité dans ce que vous dites là, sire, répondit le ministre de la guerre.

      – Pardieu! reprit le roi, je dis toujours la vérité, quand je n'ai pas de raisons de mentir, bien entendu. Maintenant, voyons! Je t'accorde tes 65,000 hommes; les voilà rangés en bataille, vêtus à neuf, équipés à l'autrichienne, le fusil sur l'épaule, le sabre au côté, la giberne au derrière. Qui mets-tu à leur tête, Ariola? Est-ce toi?

      – Sire, répondit Ariola, je ne puis être à la fois ministre de la guerre et général en chef.

      – Et tu aimes mieux rester ministre de la guerre, je comprends cela.

      – Sire!

      – Je te dis que je comprends cela; et d'un. Voyons, Pignatelli, cela te convient-il, de commander en chef les 65,000 hommes d'Ariola?

      – Sire, répondit celui auquel le roi s'adressait, j'avoue que je n'oserais prendre une telle responsabilité.

      – Et de deux. Et toi, Colli? continua le roi.

      – Ni moi non plus, sire.

      – Et toi, Parisi?

      – Sire, je suis simple brigadier.

      – Oui; vous voulez bien tous commander une brigade, une division même; mais un plan de campagne à tracer, mais des combinaisons stratégiques à accomplir, mais un ennemi expérimenté à combattre et à vaincre, pas un de vous ne s'en chargera!

      – Il est inutile que Votre Majesté se préoccupe d'un général en chef, dit la reine: ce général en chef est trouvé.

      – Bah! dit Ferdinand; pas dans mon royaume, j'espère?

      – Non, monsieur, soyez tranquille, répondit la reine. J'ai demandé à mon neveu un homme dont la réputation militaire puisse à la fois imposer à l'ennemi et satisfaire aux exigences de nos amis.

      – Et vous le nommez? demanda le roi.

      – Le baron Charles Mack… Avez-vous quelque chose à dire contre lui?

      – J'aurais à dire, répliqua le roi, qu'il s'est fait battre par les Français; mais, comme cette disgrâce est arrivée à tous les généraux de l'empereur, y compris son oncle et votre frère le prince Charles, j'aime autant Mack qu'un autre.

      La reine se mordit les lèvres à cette implacable raillerie, qui poussait le cynisme jusqu'à se railler soi-même à défaut des autres, et, se levant:

      – Ainsi, vous acceptez le baron Charles Mack pour général en chef de votre armée? demanda-t-elle.

      – Parfaitement,


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