La San-Felice, Tome 06. Dumas Alexandre
ou l'on éloigne mes amis de moi, ou ils s'éloignent de moi eux-mêmes.
–Sire, répondit Caracciolo, vous avez tort de vous en prendre à Dieu du mal que vous faites ou du mal que vous laissez faire. Dieu vous a donné pour père un roi non-seulement puissant, mais illustre; vous aviez un frère aîné qui devait hériter du sceptre et de la couronne de Naples: Dieu a permis que la folie le touchât du doigt au front et l'écartât de votre chemin. Vous êtes homme, vous êtes roi, vous avez la volonté, vous avez le pouvoir; doué du libre arbitre, vous pouvez choisir entre le bien et le mal, le bon et le mauvais: vous choisissez le mal, sire, de sorte que le bien et le bon s'éloignent de vous.
–Caracciolo, dit le roi, plus triste qu'irrité, sais-tu que personne ne m'a jamais parlé comme tu me parles?
–Parce qu'à part un homme qui, comme moi, aime le roi et veut le bien de l'État, Votre Majesté n'a autour d'elle que des courtisans qui n'aiment qu'eux-mêmes et ne veulent que les honneurs de la fortune.
–Et cet homme, quel est-il?
–Celui que le roi avait oublié à Naples, et que j'ai transporté, moi, en Sicile, le cardinal Ruffo.
–Le cardinal sait, comme toi, que je suis toujours prêt à le recevoir et à l'écouter.
–Oui, sire; seulement, après nous avoir reçus et écoutés, vous suivrez les conseils de la reine, d'Acton et de Nelson. Sire, je suis désespéré de manquer au respect que je dois à une auguste personne, mais ces trois noms seront maudits dans les temps et dans l'éternité.
–Et crois-tu que je ne les maudisse pas, moi? dit le roi; crois-tu que je ne voie pas qu'ils mènent l'État à sa ruine, et moi à ma perte? Je suis un imbécile, mais je ne suis pas un sot.
–Eh bien, alors, luttez, sire!
–Lutter, lutter! cela t'est bien aisé à dire, à toi. Je ne suis pas un homme de lutte, Dieu ne m'a pas créé pour le combat. Je suis un homme de sensations et de plaisirs, un bon coeur que l'on rend mauvais à force de le tourmenter et de l'aigrir. Ils sont là trois ou quatre à se disputer le pouvoir, à tirailler, l'un la couronne, l'autre le sceptre… Je les laisse faire. Le sceptre, la couronne, c'est mon Calvaire; le trône, c'est mon Golgotha. Je n'ai point demandé à Dieu d'être roi. J'aime la chasse, la pêche, les chevaux, les belles filles, et n'ai pas d'autre ambition. Avec dix mille ducats de rente et la liberté de vivre à ma guise, j'eusse été l'homme le plus heureux de la terre. Mais non, sous prétexte que je suis roi, on ne me laisse pas un instant de repos. Cela se comprendrait si je régnais; mais ce sont les autres qui règnent sous mon nom, ce sont les autres qui font la guerre, et c'est moi qui reçois les coups; ce sont les autres qui font les fautes, et c'est moi qui, officiellement, dois les réparer. Tu me demandes ta démission, tu as bien raison; mais c'est aux autres que tu devrais la demander, car ce sont eux que tu sers, et non pas moi.
–Et voilà pourquoi, voulant servir mon roi, et non les autres, je désire rentrer dans cette vie privée que Votre Majesté ambitionnait tout à l'heure. Sire, pour la troisième fois, je supplie donc Votre Majesté de vouloir bien accepter ma démission, et, au besoin, je l'en adjure, au nom de la parole qu'elle m'a donnée hier.
Et Caracciolo présenta au roi d'une main sa démission et de l'autre une plume pour l'accepter.
–Tu le veux? dit le roi.
–Sire, je vous en supplie.
–Et, si je signe, où iras-tu?
–Je retournerai à Naples, sire.
–Qu'iras-tu faire à Naples?
–Servir mon pays, sire. Naples est dans cette situation où elle a besoin de l'intelligence et du courage de tous ses enfants.
–Prends gardée ce que tu feras à Naples, Caracciolo!
–Sire, je tâcherai de m'y conduire comme je l'ai fait jusqu'ici, en honnête homme et en bon citoyen.
–Cela te regarde. Tu insistes toujours?
Carracciolo se contenta de montrer à Ferdinand, du bout du doigt, la montre qu'il avait déposée sur la table.
–Tête de fer! dit le roi avec impatience.
Et, prenant la plume, il écrivit au bas de la démission:
«Accordé; mais que le chevalier Carracciolo n'oublie pas que Naples est au pouvoir de mes ennemis.»
Et il signa, comme d'habitude: FERDINAND B. 1»
[Note 1: Nous avons relevé l'apostille du roi sur la démission elle-même.]
Caracciolo jeta les yeux sur les trois lignes que venait d'écrire le roi, plia sa démission, la mit dans sa poche, salua respectueusement Ferdinand, et s'apprêta à sortir.
–Tu oublies ta montre, dit le roi.
–Cette montre n'a pas été donnée à l'amiral, elle a été donnée au pilote. Sire, hier, le pilote n'existait point; aujourd'hui, l'amiral n'existe plus.
–Mais j'espère, dit le roi avec cette dignité qui de temps en temps, apparaissait chez lui comme un éclair, j'espère que l'ami leur survit. Prends cette montre, et, si jamais tu es prêt à trahir ton roi, regarde le portrait de celui qui te l'a donnée.
–Sire, répondit Caracciolo, je ne suis plus au service du roi; je suis simple citoyen: je ferai ce que m'ordonnera mon pays.
Et il sortit, laissant le roi non-seulement triste, mais rêveur.
Le lendemain, ainsi que Ferdinand l'avait ordonné, les obsèques de son fils le prince Albert eurent lieu sans pompe, comme eussent eu lieu celles d'un enfant ordinaire.
Le corps fut déposé dans les caveaux de la chapelle du château connue sous le nom de chapelle du roi Roger.
CIV
LA ROYAUTÉ A PALERME
Nous avons vu, dans un des chapitres précédents, que la première chose que le roi avait réorganisée avant son conseil des ministres, et aussitôt son arrivée à Palerme, c'était sa partie de reversi.
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