Le Capitaine Aréna — Tome 1. Dumas Alexandre
les masques, se voyant l'objet de l'attention générale, commencèrent une pantomime expressive, mêlée à la fois de plaintes et de danses. De temps en temps ils interrompaient leurs pas pour s'approcher du mannequin de la tristesse et pour essayer de le réveiller en le secouant; mais voyant que rien ne pouvait le tirer de sa léthargie, ils reprenaient leur danse, qui de moment en moment prenait un caractère plus sombre et plus funèbre. C'étaient des figures inconnues, des cadences lentes, des tournoiements prolongés, le tout exécuté sur un chant triste et monotone qui commença à faire passer dans le cœur des assistants une terreur secrète qui finit par se répandre dans toute la salle et devenir générale.
Dans un moment de silence, où le chant venait de cesser et où les assistants écoutaient encore, une corde de la harpe se brisa avec ce frémissement sec et clair qui va au cœur. La jeune mariée poussa un faible cri. On sait que cet accident est généralement regardé comme un présage de mort.
Alors, d'une voix presque générale, on cria aux deux danseurs d'ôter leurs masques.
Mais l'un des deux, levant le doigt comme pour imposer silence, répondit en son nom et en celui de son compagnon qu'ils ne voulaient se faire connaître qu'au jeune comte Albano. La demande était juste, car c'est une habitude en Sicile, lorsqu'on arrive masqué dans quelque bal ou dans quelque soirée, de ne se démasquer que pour le maître de la maison. Le jeune comte ouvrit donc la porte de la chambre voisine, pour faire comprendre aux *masqués que si l'on exigeait qu'ils lui livrassent leur secret, ce secret du moins serait connu de loi seul. Les deux danseurs prirent aussitôt leur mannequin, entrèrent en dansant dans la chambre; le comte Albano les y suivit, et la porte se referma derrière eux.
En ce moment, et comme si la présence seule des étrangers avait empêché la fête de continuer, l'orchestre donna le signal de la contredanse: les quadrilles se reformèrent, et le bal recommença.
Cependant près de vingt minutes se passèrent sans qu'on vit reparaître ni les masques ni le comte. La contredanse finit an milieu d'un malaise général, et comme si chacun eût senti qu'an malheur inconnu planait au-dessus la fête. Enfin, comme la mariée inquiète allait prier son père d'entrer dans la chambre, la porte se rouvrit et les deux masques reparurent.
Ils avaient changé de costume et avaient passé un habit noir à l'espagnole: sous ce vêtement plus dégagé que l'autre, on put remarquer, à la finesse de la taille de l'un d'eux, que ce devait être une femme. Ils avaient un crêpe au bras, un crêpe à leur toque, et portaient leur mannequin comme lorsqu'ils étaient entrés; seulement le drap rouge qui l'enveloppait montait plus haut et descendait plus bas que lors de leur première apparition.
Comme la première fois ils posèrent leur mannequin sur une ottomane et se mirent à recommencer leurs danses symboliques, seulement ces danses avaient un caractère plus funèbre encore qu'auparavant. Les deux danseurs s'agenouillaient, poussant de tristes lamentations, levant les bras au ciel, et exprimant par toutes les attitudes possibles la douleur qu'ils avaient commencé par parodier. Bientôt cette pantomime si singulièrement prolongée commença de préoccuper les assistants et surtout la mariée qui, inquiète de ne pas voir revenir son mari, se glissa dans la chambre voisine, où elle croyait le retrouver; mais à peine y était-elle entrée que l'on entendit un cri, et qu'elle reparut sur le seuil, pâle, tremblante et appelant Albano. Le comte de la Bruca accourut aussitôt vers elle pour lui demander la cause de sa terreur; mais, incapable de répondre à cette question, elle chancela, prononça quelques paroles inarticulées, montra la chambre et s'évanouit.
Cet accident attira l'attention de toute l'assemblée sur la jeune femme: chacun se pressa autour d'elle, les uns par curiosité, les autres par intérêt. Enfin elle reprit ses sens et, regardant autour d'elle, elle appela avec un cri de terreur profonde Albano, que personne n'avait revu.
Alors seulement on songea aux masques, et l'on se retourna du côté où on les avait laissés pour leur demander ce qu'ils avaient fait du jeune comte; mais les deux masques, profitant de la confusion générale, avaient disparu.
Le mannequin seul était resté sur l'ottomane, roide, immobile et recouvert de son linceul de pourpre.
Alors on s'approcha de lui, on souleva un pan du linceul, et l'on sentit une main d'homme, mais froide et crispée; en une seconde on déroula le drap qui l'enveloppait, et l'on vit que c'était un cadavre. On arracha le masque, et l'on reconnut le jeune comte Albano.
Il avait été étranglé dans la chambre voisine, si inopinément et si rapidement sans doute, qu'on n'avait pas entendu un seul cri; seulement les assassins, avec un sang-froid qui faisait honneur à leur impassibilité, avaient déposé une couronne de cyprès sur de lit nuptial.
C'était cette couronne plus encore que l'absence de son fiancé qui avait si fort épouvanté Costanza.
Tout ce qu'il y avait d'hommes dans la salle, parents, amis, domestiques, se précipitèrent à la poursuite des assassins; mais toutes les recherches furent inutiles; le château de la Bruca était isolé, situé au pied des montagnes, et il n'avait pas fallu plus de deux minutes aux deux terribles masques pour gagner ces montagnes et s'y cacher à tous les yeux.
Costanza, à la vue du cadavre de son bien-aimé Albano, tomba dans d'affreuses convulsions qui durèrent toute la nuit. Le lendemain elle était folle.
Cette folie, d'abord ardente, avait pris peu à peu un caractère de mélancolie profonde; mais, comme je l'ai dit, le baron Pisani n'espérait pas que la guérison pût aller plus loin.
En 1840 je revis Lucca à Paris, il était parfaitement guéri et avait conservé un souvenir très-présent et très-distinct de la visite que je lui avais faite. Ma première question fut pour sa compagne, la pauvre Costanza; mais il secoua tristement la tête. La double prédiction du baron s'était vérifiée pour elle et pour lui. Lucca avait recouvré sa raison, mais Costanza était toujours folle.
CHAPITRE II
MŒURS ET ANECDOTES SICILIENNES
Le Sicilien est, comme tout peuple successivement conquis par d'autres peuples, on ne peut plus désireux de la liberté; seulement, là comme partout ailleurs, il y a deux genres de liberté: la liberté de l'intelligence, la liberté de la matière. Les classes supérieures sont pour la liberté sociale, les classes inférieures sont pour la liberté individuelle. Donnez au paysan sicilien la liberté de parcourir la Sicile en tous sens, un couteau à sa ceinture et un fusil sur son épaule, et le paysan sicilien sera content: il veut être indépendant, ne comprenant pas encore ce que c'est que d'être libre.
Donnons une idée de la façon dont le gouvernement napolitain répond à ce double désir.
Il y a à Palerme une grande place qu'on appelle la place du Marché-Neuf. C'était autrefois un pâté de maisons, sillonné de rues étroites et sombres, et habité par une population particulière, à peu près comme sont les Catalans à Marseille, et qu'on appelait les Conciapelle. De temps immémorial ils ne payaient aucune contribution; et quoiqu'on n'ait aucun document bien positif sur cette franchise, il y a tout lieu de croire qu'elle remonte à l'époque des Vêpres siciliennes, et qu'elle aura été accordée en récompense de la conduite que les Conciapelle avaient tenue dans cette grande circonstance. Au reste, toujours armés: l'enfant, presque au sortir du berceau, recevait un fusil qu'il ne déposait qu'au moment d'entrer dans la tombe.
En 1821 les Conciapelle se levèrent en masse contre les Napolitains et firent des merveilles; mais lorsque les Autrichiens eurent replacé Ferdinand, sur le trône, le général Nunziante fut envoyé pour punir les Siciliens de ces nouvelles Vêpres. Les Conciapelle lui furent signalés les plus incorrigibles de la ville de Palerme, et il fut décidé que le fouet de la vengeance royale tomberait sur eux.
En conséquence, pendant une belle nuit, et tandis que les Conciapelle, se reposant sur leurs vieilles franchises, dormaient à côté de leurs fusils, le général Nunziante fit braquer des pièces de canon à l'entrée de chaque rue et cerner tout le pâté par un cordon de soldats: en se réveillant les pauvres diables