Les Quarante-Cinq — Tome 2. Dumas Alexandre
serviteur, M. le vicomte de Turenne, fournit des sujets quotidiens de scandale à votre cour. A Dieu ne plaise que je regarde en vos affaires, sinon pour votre bien et honneur! mais votre femme, qu'à mon grand regret je nomme ma soeur, devrait avoir ce souci pour vous en mon lieu et place... ce qu'elle ne fait. »
— Oh! oh! dit Chicot continuant ses traductions latines: Quaeque omittit facere. C'est dur.
« Je vous engage donc à veiller, mon frère, à ce que les intelligences de Margot avec le vicomte de Turenne, étrangement lié avec nos amis communs, n'apportent honte et dommage à la maison de Bourbon. Faites un bon exemple aussitôt que vous serez sûr du fait, et assurez-vous du fait aussitôt que vous aurez ouï Chicot expliquant ma lettre. »
— Statim atque audiveris Chicotum litteras explicantem.
Poursuivons, dit Chicot.
« Il serait fâcheux que le moindre soupçon planât sur la légitimité de votre héritage, mon frère, point précieux auquel Dieu m'interdit de songer; car, hélas! moi, je suis condamné d'avance à ne pas revivre dans ma postérité.
Les deux complices que, comme frère et comme roi, je vous dénonce, s'assemblent la plupart du temps en un petit château qu'on appelle Loignac. Ils choisissent le prétexte d'une chasse; ce château est en outre un foyer d'intrigues auxquelles les messieurs de Guise ne sont point étrangers; car vous savez, à n'en pas douter, mon cher Henri, de quel étrange amour ma soeur a poursuivi Henri de Guise et mon propre frère, M. d'Anjou, du temps que je portais ce nom moi-même, et qu'il s'appelait, lui, duc d'Alençon. »
— Quo et quam irregulari amore sit prosecuta et Henricum Guisium et germanum meum, etc.
« Je vous embrasse et vous recommande mes avis, tout prêt d'ailleurs à vous aider en tout et pour tout. En attendant, aidez-vous des avis de Chicot, que je vous envoie. »
— Age, auctore Chicoto. Bon! me voilà conseiller du royaume de Navarre.
« Votre affectionné, etc., etc. »
Ayant lu ainsi, Chicot posa sa tête entre ses deux mains.
— Oh! fit-il, voilà, ce me semble, une assez mauvaise commission, et qui me prouve qu'en fuyant un mal, comme dit Horatius Flaccus, on tombe dans un pire.
En vérité, j'aime mieux Mayenne.
Et cependant, à part son diable de sachet broché que je ne lui pardonne pas, la lettre est d'un habile homme. En effet, en supposant Henriot pétri de la pâte qui sert d'ordinaire à faire les maris, cette lettre le brouille du même coup avec sa femme, Turenne, Anjou, Guise, et même avec l'Espagne. En effet, pour que Henri de Valois soit si bien informé, au Louvre, de ce qui se passe chez Henri de Navarre, à Pau, il faut qu'il ait quelque espion là-bas, et cet espion va fort intriguer Henriot.
D'un autre côté, cette lettre va m'attirer force désagréments si je rencontre un Espagnol, un Lorrain, un Béarnais ou un Flamand, assez curieux pour chercher à savoir ce que l'on m'envoie faire en Béarn.
Or, je serais bien imprévoyant si je ne m'attendais point à la rencontre de quelqu'un de ces curieux-là.
Mons Borromée surtout, ou je me trompe fort, doit me réserver quelque chose.
Deuxième point.
Quelle chose Chicot a-t-il cherchée, lorsqu'il a demandé une mission près du roi Henri?
La tranquillité était son but.
Or, Chicot va brouiller le roi de Navarre avec sa femme.
Ce n'est point l'affaire de Chicot, attendu que Chicot, en brouillant entre eux de si puissants personnages, va se faire des ennemis mortels qui l'empêcheront d'atteindre l'âge heureux de quatre-vingts ans.
Ma foi, tant mieux, il ne fait bon vivre que tant qu'on est jeune.
Mais autant valait alors attendre le coup de couteau de M. de Mayenne.
Non, car il faut réciprocité en toute chose; c'est la devise de Chicot.
Chicot poursuivra donc son voyage.
Mais Chicot est homme d'esprit, et Chicot prendra ses précautions. En conséquence, il n'aura sur lui que de l'argent, afin que si l'on tue Chicot, on ne fasse tort qu'à lui.
Chicot va donc mettre la dernière main à ce qu'il a commencé, c'est-à-dire qu'il va traduire d'un bout à l'autre cette belle épître en latin, et se l'incruster dans la mémoire où déjà elle est gravée aux deux tiers; puis il achètera un cheval, parce que réellement, de Juvisy à Pau, il faut mettre trop de fois le pied droit devant le pied gauche.
Mais avant toutes choses, Chicot déchirera la lettre de son ami Henri de Valois en un nombre infini de petits morceaux, et il aura soin surtout que ces petits morceaux s'en aillent, réduits à l'état d'atomes, les uns dans l'Orge, les autres dans l'air, et que le reste enfin soit confié à la terre, notre mère commune, dans le sein de laquelle tout retourne, même les sottises des rois.
Quand Chicot aura fini ce qu'il commence...
Et Chicot s'interrompit pour exécuter son projet de division. Le tiers de la lettre s'en alla donc par eau, l'autre tiers par l'air, et le troisième tiers disparut dans un trou creusé à cet effet avec un instrument qui n'était ni une dague ni un couteau, mais qui pouvait au besoin remplacer l'un et l'autre, et que Chicot portait à sa ceinture.
Lorsqu'il eut fini cette opération il continua:
— Chicot se remettra en route avec les précautions les plus minutieuses, et il dînera en la bonne ville de Corbeil, comme un honnête estomac qu'il est.
En attendant, occupons-nous, continua Chicot, du thème latin que nous avons décidé de faire; je crois que nous allons composer un assez joli morceau.
Tout à coup Chicot s'arrêta; il venait de s'apercevoir qu'il ne pouvait traduire en latin le mot Louvre; cela le contrariait fort.
Il était également forcé de macaroniser le mot Margot en Margota, comme il avait déjà fait de Chicot en Chicotus, attendu que, pour bien dire, il eût fallu traduire Chicot par Chicôt, et Margot par Margôt, ce qui n'était plus latin, mais grec.
Quant à Margarita, il n'y pensait point; la traduction, à son avis, n'eût point été exacte.
Tout ce latin, avec la recherche du purisme et la tournure cicéronienne, conduisit Chicot jusqu'à Corbeil, ville agréable, où le hardi messager regarda un peu les merveilles de Saint-Spire et beaucoup celles d'un rôtisseur-traiteur-aubergiste qui parfumait de ses vapeurs appétissantes les alentours de la cathédrale.
Nous ne décrirons point le festin qu'il fit; nous n'essaierons point de peindre le cheval qu'il acheta dans l'écurie de l'hôtelier; ce serait nous imposer une tâche trop rigoureuse; disons seulement que le repas fut assez long et le cheval assez défectueux pour nous fournir, si notre conscience était moins grande, la matière de près d'un volume.
XXXV
LES QUATRE VENTS
Chicot, avec son petit cheval qui devait être un bien fort cheval pour porter un si grand personnage; Chicot, après avoir couché à Fontainebleau, fit le lendemain un coude à droite, jusqu'à un petit village nommé Orgeval. Il eût bien voulu faire ce jour-là quelques lieues encore, car il paraissait désireux de s'éloigner de Paris; mais sa monture commençait de butter si fréquemment et si bas, qu'il jugea qu'il était urgent de s'arrêter.
D'ailleurs ses yeux, d'ordinaire si exercés, n'avaient réussi à rien apercevoir tout le long de la route.
Hommes, chariots et barrières lui avaient paru parfaitement inoffensifs.
Mais Chicot, en sûreté, pour l'apparence du moins, ne vivait pas pour cela en sécurité;