Vie de Benjamin Franklin, écrite par lui-même – Tome II. Бенджамин Франклин
a embarqué pour l'usage des passagers, vous devez prendre toujours quelques provisions particulières, dont vous puissiez vous servir de temps en temps. Il faut donc avoir de bonne eau, parce que celle du vaisseau est souvent mauvaise. Mais mettez la vôtre en bouteilles; car autrement, vous courriez risque de la voir se gâter. Il faut aussi que vous emportiez du bon thé, du café moulu, du chocolat, du vin de l'espèce que vous aimez le mieux, du cidre, des raisins secs, des amandes, du sucre, du sirop de capillaire, des citrons, du rhum, des œufs dans des flacons d'huile, des tablettes de bouillon, et du biscuit. Quant à la volaille, il est presqu'inutile d'en emporter, à moins que vous ne vouliez vous charger du soin de lui donner à manger et de la soigner vous-même. L'on en prend ordinairement si peu de soin à bord, qu'elle est presque toujours malade, et que la viande en est aussi coriace que du cuir.
Tous les marins ont une opinion qui doit sans doute son origine à un manque d'eau, et à la nécessité où l'on a été de l'épargner. Ils prétendent que la volaille est toujours extrêmement altérée; et que quand on lui donne de l'eau à discrétion, elle se tue elle-même en buvant outre mesure. En conséquence, ils ne lui en donnent qu'une fois tous les deux jours, encore est-ce en petite quantité. Mais comme ils versent cette eau dans des auges inclinées, elle court du côté qui est le plus profond; alors les poules sont obligées de monter les unes sur les autres pour en attraper un peu, et il y en a quelques-unes qui ne peuvent pas même y tremper leur bec: dévorées de soif et éprouvant continuellement le tourment de Tantale, elles ne peuvent pas digérer la nourriture très-sèche qu'elles ont pris, et bientôt elles sont malades et périssent. On en trouve, chaque matin, quelqu'une de morte, qu'on jette à la mer, tandis que celles qu'on tue pour la table, valent rarement la peine d'être mangées.
Pour remédier à cet inconvénient, il est nécessaire de diviser les auges en petits compartimens, pour que chacun puisse contenir une certaine quantité d'eau: mais c'est un soin qu'on ne prend guère. Il est donc sûr que les cochons et les moutons sont les animaux qu'il est plus convenable d'embarquer, parce que la viande de mouton est en général très-bonne à la mer, et celle de cochon, excellente.
Il peut arriver qu'une partie des provisions, que je recommande de prendre, devienne inutile, par les soins qu'aura eus le capitaine, d'en mettre à bord une suffisante quantité. Mais, dans ce cas, vous pouvez en faire présent aux pauvres passagers, qui, payant moins pour leur passage, sont logés dans l'entre-pont avec l'équipage, et n'ont droit qu'à la ration des matelots.
Ces passagers sont quelquefois malades, tristes, abattus: on voit souvent, parmi eux, des femmes, des enfans, qui n'ont pas eu le moyen de se procurer les choses dont je viens de faire mention, et qui leur sont de la plus grande nécessité. En leur distribuant une partie de votre superflu, vous pouvez leur être du plus grand secours; vous pouvez leur donner la santé, leur sauver la vie, enfin les rendre heureux; avantage qui procure toujours les sensations les plus douces à une ame compatissante!
La chose la plus désagréable en mer, est la manière dont on y apprête à manger; car, à proprement parler, il n'y a jamais à bord de bon cuisinier15. Le plus mauvais matelot est ordinairement choisi pour cet emploi, et il est presque toujours fort mal-propre. C'est de là que vient ce dicton des marins anglais: – «Dieu nous envoie la viande et le diable les cuisiniers». – Cependant ceux qui ont meilleure opinion de la providence, pensent autrement. Sachant que l'air de la mer, et le mouvement que procure le roulis du vaisseau, ont un étonnant effet pour aiguiser l'appétit, il disent que Dieu a donné aux marins de mauvais cuisiniers, pour les empêcher de trop manger, ou bien que prévoyant qu'ils auroient de mauvais cuisiniers, il leur a donné un bon appétit, pour les empêcher de mourir de faim.
Mais si vous n'avez pas confiance dans ces secours de la providence, vous pouvez vous pourvoir d'une lampe à l'esprit-de-vin et d'une bouilloire, et vous apprêter vous-même quelques alimens, comme de la soupe, des viandes hachées, etc. Un petit fourneau de tôle est aussi très-commode à bord; et votre domestique peut vous y faire rôtir des morceaux de mouton ou de cochon.
Si vous avez envie de manger du bœuf salé, qui est souvent très-bon, vous trouverez que le cidre est la meilleure liqueur pour étancher la soif qu'occasionnent et cette viande et le poisson salé.
Le biscuit ordinaire est trop dur pour les dents de quelques personnes; on peut le ramollir en le fesant tremper: mais le pain cuit deux fois est encore meilleur; parce qu'étant fait de bon pain, coupé par tranches, et remis au four, il s'imbibe tout de suite, devient mou, et se digère facilement. Aussi est-ce une nourriture excellente, et bien préférable au biscuit qui n'a point fermenté.
Il faut que j'observe ici que ce pain remis au four étoit autrefois le biscuit qu'on préparoit pour les vaisseaux; car en français le mot biscuit signifie cuit deux fois. Les pois qu'on mange à bord, sont souvent mal cuits et durs. Alors il faut mettre dans la marmite un boulet de deux livres, et le roulis du vaisseau fait que les pois forment une espèce de purée.
J'ai souvent vu à bord que lorsqu'on servoit la soupe dans des plats trop peu profonds, elle étoit renversée de tous côtés par le roulis du vaisseau; et alors je désirois que les potiers d'étain divisassent les soupières en compartimens, dont chacun contiendroit de la soupe pour une seule personne. Par ce moyen, on seroit sûr que dans un roulis extraordinaire, ceux qui seroient à table ne courroient pas risque de voir la soupe tomber sur leur poitrine et les brûler.
Maintenant que je vous ai entretenu de ces choses peu importantes, permettez-moi de conclure ces observations, par quelques réflexions générales sur la navigation.
Quand nous considérons la navigation comme un moyen de transporter des denrées nécessaires, d'un pays où elles abondent dans les lieux où elles manquent, et de prévenir la disette, qui étoit jadis si commune, nous ne pouvons nous empêcher de la regarder comme un des arts qui contribuent le plus au bonheur du genre-humain. Mais quand la navigation n'est employée qu'à charier des choses inutiles, des objets d'un vain luxe, il n'est pas certain que les avantages qui en résultent, suffisent pour contre-balancer les malheurs qu'elle occasionne en mettant en danger la vie de tant d'hommes, qui parcourent sans cesse le vaste Océan; et lorsqu'elle sert à piller des vaisseaux et à transporter des esclaves, elle est, sans contredit, un moyen funeste d'accroître les calamités qui affligent la nature humaine.
On ne peut s'empêcher d'être étonné, quand on songe au nombre immense de vaisseaux et d'hommes, qui s'exposent tous les jours en allant chercher du thé à la Chine, du café en Arabie, du sucre et du tabac en Amérique; tous objets, sans lesquels nos ancêtres vivoient fort bien. Le seul commerce du sucre emploie mille vaisseaux, et celui du tabac presqu'autant. Pour l'utilité du tabac, on n'en peut presque rien dire; et quant au sucre, combien ne seroit-il pas plus glorieux de sacrifier le plaisir momentané que nous avons à en prendre deux fois par jour dans notre thé, que d'encourager les cruautés sans nombre qu'on exerce continuellement pour nous le procurer!
Un célèbre moraliste français, dit que quand il considère les guerres que nous fomentons en Afrique pour y acheter des nègres, le grand nombre qu'il en périt dans ces guerres, les multitudes de ces infortunés qui meurent, pendant la traversée, victimes de la maladie, de l'air empoisonné ou de la mauvaise nourriture, et enfin tous ceux qui succombent aux traitemens cruels qu'on leur fait souffrir dans leur état d'esclaves, il ne peut pas voir un morceau de sucre, sans s'imaginer qu'il est rempli de taches de sang humain. Mais s'il ajoutoit aux moyens qui le blessent, les guerres que nous nous fesons les uns aux autres pour prendre et reprendre les îles qui produisent cette denrée, il ne croiroit pas le sucre simplement taché de sang; il verroit qu'il en est entièrement trempé.
Ces guerres sont cause que les puissances maritimes de l'Europe, et les habitans de Paris et de Londres, payent leur sucre bien plus cher que les habitans de Vienne, encore que ceux-ci soient presqu'à trois cents lieues de la mer. Une livre de sucre coûte aux premiers, non-seulement le prix qu'ils donnent pour l'avoir, mais aussi les impôts nécessaires pour soutenir les flottes et les armées destinées à protéger et à défendre les contrées qui le produisent.
SUR
LE LUXE, LA PARESSE,
ET LE TRAVAIL
à
15
Franklin n'a sans doute voulu parler que des navires marchands en général; car dans les vaisseaux de guerre français et anglais, on fait souvent très-bonne chère. (