Actes et Paroles, Volume 1. Victor Hugo

Actes et Paroles, Volume 1 - Victor Hugo


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suis pas de ceux qui desesperent. Qu'on me pardonne cette faiblesse, j'admire mon pays et j'aime mon temps. Quoi qu'on en puisse dire, je ne crois pas plus a l'affaiblissement graduel de la France qu'a l'amoindrissement progressif de la race humaine. Il me semble que cela ne peut etre dans les desseins du Seigneur, qui successivement a fait Rome pour l'homme ancien et Paris pour l'homme nouveau. Le doigt eternel, visible, ce me semble, en toute chose, ameliore perpetuellement l'univers par l'exemple des nations choisies et les nations choisies par le travail des intelligences elues. Oui, messieurs, n'en deplaise a l'esprit de diatribe et de denigrement, cet aveugle qui regarde, je crois en l'humanite et j'ai foi en mon siecle; n'en deplaise a l'esprit de doute et d'examen, ce sourd qui ecoute, je crois en Dieu et j'ai foi en sa providence.

      Rien donc, non, rien n'a degenere chez nous. La France tient toujours le flambeau des nations. Cette epoque est grande, je le pense, – moi qui ne suis rien, j'ai le droit de le dire! – elle est grande par la science, grande par l'industrie, grande par l'eloquence, grande par la poesie et par l'art. Les hommes des nouvelles generations, que cette justice tardive leur soit du moins rendue par le moindre et le dernier d'entre eux, les hommes des nouvelles generations ont pieusement et courageusement continue l'oeuvre de leurs peres. Depuis la mort du grand Goethe, la pensee allemande est rentree dans l'ombre; depuis la mort de Byron et de Walter Scott, la poesie anglaise s'est eteinte; il n'y a plus a cette heure dans l'univers qu'une seule litterature allumee et vivante, c'est la litterature francaise. On ne lit plus que des livres francais de Petersbourg a Cadix, de Calcutta a New-York. Le monde s'en inspire, la Belgique en vit. Sur toute la surface des trois continents, partout ou germe une idee un livre francais a ete seme. Honneur donc aux travaux des jeunes generations! Les puissants ecrivains, les nobles poetes, les maitres eminents qui sont parmi vous, regardent avec douceur et avec joie de belles renommees surgir de toutes parts dans le champ eternel de la pensee. Oh! qu'elles se tournent avec confiance vers cette enceinte! Comme vous le disait il y a onze ans, en prenant seance parmi vous, mon illustre ami. M. de Lamartine, vous n'en laisserez aucune sur le seuil!

      Mais que ces jeunes renommees, que ces beaux talents, que ces continuateurs de la grande tradition litteraire francaise ne l'oublient pas: a temps nouveaux, devoirs nouveaux. La tache de l'ecrivain aujourd'hui est moins perilleuse qu'autrefois, mais n'est pas moins auguste. Il n'a plus la royaute a defendre contre l'echafaud comme en 93, ou la liberte a sauver du baillon comme en 1810, il a la civilisation a propager. Il n'est plus necessaire qu'il donne sa tete, comme Andre Chenier, ni qu'il sacrifie son oeuvre, comme Lemercier, il suffit qu'il devoue sa pensee.

      Devouer sa pensee, – permettez-moi de repeter ici solennellement ce que j'ai dit toujours, ce que j'ai ecrit partout, ce qui, dans la proportion restreinte de mes efforts, n'a jamais cesse d'etre ma regle, ma loi, mon principe et mon but; – devouer sa pensee au developpement continu de la sociabilite humaine; avoir les populaces en dedain et le peuple en amour; respecter dans les partis, tout en s'ecartant d'eux quelquefois, les innombrables formes qu'a le droit de prendre l'initiative multiple et feconde de la liberte; menager dans le pouvoir, tout en lui resistant au besoin, le point d'appui, divin selon les uns, humain selon les autres, mysterieux et salutaire selon tous, sans lequel toute societe chancelle; confronter de temps en temps les lois humaines avec la loi chretienne et la penalite avec l'evangile; aider la presse par le livre toutes les fois qu'elle travaille dans le vrai sens du siecle; repandre largement ses encouragements et ses sympathies sur ces generations encore couvertes d'ombre qui languissent faute d'air et d'espace, et que nous entendons heurter tumultueusement de leurs passions, de leurs souffrances et de leurs idees les portes profondes de l'avenir; verser par le theatre sur la foule, a travers le rire et les pleurs, a travers les solennelles lecons de l'histoire, a travers les hautes fantaisies de l'imagination, cette emotion tendre et poignante qui se resout dans l'ame, des spectateurs en pitie pour la femme et en veneration pour le vieillard; faire penetrer la nature dans l'art comme la seve meme de Dieu; en un mot, civiliser les hommes par le calme rayonnement de la pensee sur leurs tetes, voila aujourd'hui, messieurs, la mission, la fonction et la gloire du poete.

      Ce que je dis du poete solitaire, ce que je dis de l'ecrivain isole, si j'osais, je le dirais de vous-memes, messieurs. Vous avez sur les coeurs et sur les ames une influence immense. Vous etes un des principaux centres de ce pouvoir spirituel qui s'est deplace depuis Luther et qui, depuis trois siecles, a cesse d'appartenir exclusivement a l'eglise. Dans la civilisation actuelle deux domaines relevent de vous, le domaine intellectuel et le domaine moral. Vos prix et vos couronnes ne s'arretent pas au talent, ils atteignent jusqu'a la vertu. L'academie francaise est en perpetuelle communion avec les esprits speculatifs par ses philosophes, avec les esprits pratiques par ses historiens, avec la jeunesse, avec les penseurs et avec les femmes par ses poetes, avec le peuple par la langue qu'il fait et qu'elle constate en la rectifiant. Vous etes places entre les grands corps de l'etat et a leur niveau pour completer leur action, pour rayonner dans toutes les ombres sociales, et pour faire penetrer la pensee, cette puissance subtile et, pour ainsi dire, respirable, la ou ne peut penetrer le code, ce texte rigide et materiel. Les autres pouvoirs assurent et reglent la vie exterieure de la nation, vous gouvernez la vie interieure. Ils font les lois, vous faites les moeurs.

      Cependant, messieurs, n'allons pas au dela du possible. Ni dans les questions religieuses, ni dans les questions sociales, ni meme dans les questions politiques, la solution definitive n'est donnee a personne Le miroir de la verite s'est brise au milieu des societes modernes. Chaque parti en a ramasse un morceau. Le penseur cherche a rapprocher ces fragments, rompus la plupart selon les formes les plus etranges, quelques-uns souilles de boue, d'autres, helas! taches de sang. Pour les rajuster tant bien que mal et y retrouver, a quelques lacunes pres, la verite totale, il suffit d'un sage; pour les souder ensemble et leur rendre l'unite, il faudrait Dieu.

      Nul n'a plus ressemble a ce sage, – souffrez, messieurs, que je prononce en terminant un nom venerable pour lequel j'ai toujours eu une piete particuliere, – nul n'a plus ressemble a ce sage que ce noble Malesherbes qui fut tout a la fois un grand lettre, un grand magistrat, un grand ministre et un grand citoyen. Seulement il est venu trop tot. Il etait plutot l'homme qui ferme les revolutions que l'homme qui les ouvre. L'absorption insensible des commotions de l'avenir par les progres du present, l'adoucissement des moeurs, l'education des masses par les ecoles, les ateliers et les bibliotheques, l'amelioration graduelle de l'homme par la loi et par l'enseignement, voila le but serieux que doit se proposer tout bon gouvernement et tout vrai penseur; voila la tache que s'etait donnee Malesherbes durant ses trop courts ministeres. Des 1776, sentant venir la tourmente qui, dix-sept ans plus tard, a tout arrache, il s'etait hate de rattacher la monarchie chancelante a ce fond solide. Il eut ainsi sauve l'etat et le roi si le cable n'avait pas casse. Mais – et que cecien courage quiconque voudra l'imiter – si Malesherbes lui-meme a peri, son souvenir du moins est reste indestructible dans la memoire orageuse de ce peuple en revolution qui oubliait tout, comme reste au fond de l'ocean, a demi enfouie sous le sable, la vieille ancre de fer d'un vaisseau disparu dans la tempete!

      REPONSE DE M. VICTOR HUGO DIRECTEUR DE L'ACADEMIE FRANCAISE AU DISCOURS DE M. SAINT-MARC GIRARDIN

      16 janvier 1845.

      Monsieur,

      Votre pensee a devance la mienne. Au moment ou j'eleve la voix dans cette enceinte pour vous repondre, je ne puis maitriser une profonde et douloureuse emotion. Vous la comprenez, monsieur; vous comprenez que mon premier mouvement ne saurait se porter d'abord vers vous, ni meme vers le confrere honorable et regrette auquel vous succedez. En cet instant ou je parle au nom de l'academie entiere, comment pourrais-je voir une place vide dans ses rangs sans songer a l'homme eminent et rare qui devrait y etre assis, a cet integre serviteur de la patrie et des lettres, epuise par ses travaux memes, hier en butte a tant de haines, aujourd'hui entoure de cette respectueuse et universelle sympathie, qui n'a qu'un tort, c'est de toujours attendre, pour se declarer en faveur des hommes illustres, l'heure supreme du malheur? Laissez-moi, monsieur, vous parler de lui un moment. Ce qu'il est dans l'estime de tous, ce qu'il est dans cette academie, vous le savez, le maitre de la critique moderne, l'ecrivain eleve, eloquent, gracieux et severe, le juste et sage esprit devoue a la ferme et droite raison, le confrere affectueux, l'ami fidele et sur; et il m'est impossible de le sentir absent d'aupres de moi aujourd'hui sans un inexprimable serrement de coeur. Cette absence, n'en doutons pas, aura un terme; il nous reviendra. Confions-nous a Dieu, qui tient dans sa main nos intelligences


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