La Main Gauche. Guy de Maupassant

La Main Gauche - Guy de Maupassant


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je veux.

      – Tu n'osais pas me le dire?

      – Je n'osais pas.

      – Va, je permets.

      Elle saisit mes mains et les baisa comme elle faisait en tous ses élans de reconnaissance, et, le lendemain, elle avait disparu.

      Elle revint, comme la première fois, au bout de trois semaines environ, toujours déguenillée, noire de poussière et de soleil, rassasiée de vie nomade, de sable et de liberté. En deux ans elle retourna ainsi quatre fois chez elle.

      Je la reprenais gaîment, sans jalousie, car pour moi la jalousie ne petit naître que de l'amour, tel que nous le comprenons chez nous. Certes, j'aurais fort bien pu la tuer si je l'avais surprise me trompant, mais je l'aurais tuée un peu comme on assomme, par pure violence, un chien qui désobéit. Je n'aurais pas senti ces tourments, ce feu rongeur, ce mal horrible, la jalousie du Nord. Je viens de dire que j'aurais pu la tuer comme on assomme un chien qui désobéit! Je l'aimais en effet, un peu comme on aime un animal très rare, chien ou cheval, impossible à remplacer. C'était une bête admirable, une bête sensuelle, une bête à plaisir, qui avait un corps de femme.

      Je ne saurais vous exprimer quelles distances incommensurables séparaient nos âmes, bien que nos coeurs, peut-être, se fussent frôlés, échauffés l'un l'autre, par moments. Elle était quelque chose de ma maison, de ma vie, une habitude fort agréable à laquelle je tenais et qu'aimait en moi l'homme charnel, celui qui n'a que des yeux et des sens.

      Or, un matin Mohammed entra chez moi avec une figure singulière, ce regard inquiet des arabes qui ressemble au regard fuyant d'un chat en face d'un chien.

      Je lui dis, en apercevant cette figure.

      – Hein? qu'y a-t-il?

      – Allouma il est parti.

      Je me mis à rire.

      – Parti, où ça?

      – Parti tout à fait, moussié!

      – Comment, parti tout à fait?

      – Oui, moussié.

      – Tu es fou, mon garçon?

      – Non, moussié.

      – Pourquoi ça parti? Comment? Voyons? Explique-toi!

      Il demeurait immobile, ne voulant pas parler; puis, soudain il eut une de ces explosions de colère arabe qui nous arrêtent dans les rues des villes devant deux énergumènes, dont le silence et la gravité orientales font place brusquement aux plus extrêmes gesticulations et aux vociférations les plus féroces.

      Et je compris au milieu de ces cris qu'Allouma s'était enfuie avec mon berger.

      Je dus calmer Mohammed et tirer de lui, un à un, des détails.

      Ce fut long, j'appris enfin que depuis huit jours il épiait ma maîtresse qui avait des rendez-vous, derrière les bois de cactus voisins ou dans le ravin de lauriers-roses, avec une sorte de vagabond, engagé comme berger par mon intendant, à la fin du mois précédent.

      La nuit dernière, Mohammed l'avait vue sortir sans la voir rentrer; et il répétait, d'un air exaspéré.

      – Parti, moussié, il est parti!

      Je ne sais pourquoi, mais sa conviction, la conviction de cette fuite avec ce rôdeur, était entrée en moi, en une seconde, absolue, irrésistible. Cela était absurde, invraisemblable et certain en vertu de l'irraisonnable qui est la seule logique des femmes.

      Le coeur serré, une colère dans le sang, je cherchais à me rappeler les traits de cet homme, et je me souvint tout à coup que je l'avais vu, l'autre semaine, debout sur une butte de terre, au milieu de son troupeau, et me regardant. C'était une sorte de grand bédouin dont la couleur des membres nus se confondait avec celle des haillons, un type de brute barbare aux pommettes saillantes, au nez crochu, au menton fuyant, aux jambes sèches, une haute carcasse en guenilles avec des yeux faux de chacal.

      Je ne doutais point – oui – elle avait fui avec ce gueux. Pourquoi? Parce qu'elle était Allouma, une fille du sable. Une autre, à Paris, fille du trottoir aurait fui avec mon cocher ou avec un rôdeur de barrière.

      – C'est bon, dis-je à Mohammed. Si elle est partie, tant pis pour elle. J'ai des lettres à écrire. Laisse-moi seul.

      Il s'en alla, surpris de mon calme. Moi, je me levai, j'ouvris ma fenêtre et je me mis à respirer par grands souffles qui m'entraient au fond de la poitrine, l'air étouffant venu du Sud, car le sirocco soufflait.

      Puis je pensai: «Mon Dieu, c'est une… une femme, comme bien d'autres. Sait-on… sait-on ce qui les fait agir, ce qui les fait aimer, suivre ou lâcher un homme?»

      Oui, on sait quelquefois – souvent, on ne sait pas. Par moments, on doute?

      Pourquoi a-t-elle disparu avec cette brute répugnante? Pourquoi? Peut-être parce que depuis un mois le vent vient du Sud presque régulièrement.

      Cela suffit! un souffle! Sait-elle, savent-elles, le plus souvent, même les plus fines et les plus compliquées, pourquoi elles agissent? Pas plus qu'une girouette qui tourne au vent. Une brise insensible fait pivoter la flèche de fer, de cuivre, de tôle ou de bois, de même qu'une influence imperceptible, une impression insaisissable remue, et pousse, aux résolutions le coeur changeant des femmes, qu'elles soient des villes, des champs, des faubourgs ou du désert.

      Elle peuvent sentir, ensuite; si elles raisonnent et comprennent, pourquoi elles ont fait ceci plutôt que cela; mais sur le moment elles l'ignorent, car elles sont les jouets de leur sensibilité à surprises, les esclaves étourdies des événements, des milieux, des émotions, des rencontres et de tous les effleurements dont tressaille leur âme et leur chair!

      M. Auballe, s'était levé. Il fit quelques pas, me regarda, et dit en souriant:

      – Voilà un amour dans le désert!

      Je demandai.

      – Si elle revenait?

      Il murmura.

      – Sale fille!.. Cela me ferait plaisir tout de même.

      – Et vous pardonneriez le berger?

      – Mon Dieu, oui. Avec les femmes, il faut toujours pardonner… ou ignorer.

      HAUTOT PÈRE ET FILS

I

      Devant la porte de la maison, demi-ferme, demi-manoir, une de ces habitations rurales mixtes qui furent presque seigneuriales et qu'occupent à présent de gros cultivateurs, les chiens, attachés aux pommiers de la cour, aboyaient et hurlaient à la vue des carnassières portées par le garde et des gamins. Dans la grande salle à manger-cuisine, Hautot père, Hautot fils, M. Bermont, le percepteur, et M. Mondaru, le notaire, cassaient une croûte et buvaient un verre avant de se mettre en chasse, car c'était jour d'ouverture.

      Hautot père, fier de tout ce qu'il possédait, vantait d'avance le gibier que ses invités allaient trouver sur ses terres. C'était un grand Normand, un de ces hommes puissants, sanguins, osseux, qui lèvent sur leurs épaules des voitures de pommes. Demi-paysan, demi-monsieur, riche, respecté, influent, autoritaire, il avait fait suivre ses classes, jusqu'en troisième, à son fils Hautot César, afin qu'il eût de l'instruction, et il avait arrêté là ses études de peur qu'il devînt un monsieur indifférent à la terre.

      Hautot César, presque aussi haut que son père, mais plus maigre, était un bon garçon de fils, docile, content de tout, plein d'admiration, de respect et de déférence pour les volontés et les opinions de Hautot père.

      M. Bermont, le percepteur, un petit gros qui montrait sur ses joues rouges de minces réseaux de veines violettes pareils aux affluents et au cours tortueux des fleuves sur les cartes de géographie, demandait:

      – Et du lièvre – y en a-t-il, du lièvre?..

      Hautot père, répondit:

      – Tant que vous en voudrez, surtout dans les fonds du Puysatier.

      – Par


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