La petite roque. Guy de Maupassant
longtemps contre la flamme.
Or, un matin, une grande nouvelle courut dans le pays: le maire faisait abattre sa futaie.
Vingt bûcherons travaillaient déjà. Ils avaient commencé par le coin le plus proche de la maison, et ils allaient vite en présence du maître.
D'abord, les ébrancheurs grimpaient le long du tronc.
Liés à lui par un collier de corde, ils l'enlacent d'abord de leurs bras, puis, levant une jambe, ils le frappent fortement d'un coup de pointe d'acier fixée à leur semelle. La pointe entre dans le bois, y reste enfoncée, et l'homme s'élève dessus comme sur une marche pour frapper de l'autre pied avec l'autre pointe sur laquelle il se soutiendra de nouveau en recommençant avec la première.
Et, à chaque montée, il porte plus haut le collier de corde qui l'attache à l'arbre; sur ses reins, pend et brille la hachette d'acier. Il grimpe toujours doucement comme une bête parasite attaquant un géant, il monte lourdement le long de l'immense colonne, l'embrassant et l'éperonnant pour aller le décapiter.
Dès qu'il arrive aux premières branches, il s'arrête, détache de son flanc la serpe aiguë et il frappe. Il frappe avec lenteur, avec méthode, entaillant le membre tout près du tronc; et, soudain, la branche craque, fléchit, s'incline, s'arrache et s'abat en frôlant dans sa chute les arbres voisins. Puis elle s'écrase sur le sol avec un grand bruit de bois brisé, et toutes ses menues branchettes palpitent longtemps.
Le sol se couvrait de débris que d'autres hommes taillaient à leur tour, liaient en fagots et empilaient en tas, tandis que les arbres restés encore debout semblaient des poteaux démesurés, des pieux gigantesques amputés et rasés par l'acier tranchant des serpes.
Et, quand l'ébrancheur avait fini sa besogne, il laissait au sommet du fût droit et mince le collier de corde qu'il y avait porté, il redescendait ensuite à coups d'éperon le long du tronc découronné que les bûcherons alors attaquaient par la base en frappant à grands coups qui retentissaient dans tout le reste de la futaie.
Quand la blessure du pied semblait assez profonde, quelques hommes tiraient, en poussant un cri cadencé, sur la corde fixée au sommet, et l'immense mât soudain craquait et tombait sur le sol avec le bruit sourd et la secousse d'un coup de canon lointain.
Et le bois diminuait chaque jour, perdant ses arbres abattus comme une armée perd ses soldats.
Renardet ne s'en allait plus; il restait là du matin au soir, contemplant, immobile et les mains derrière le dos, la mort lente de sa futaie. Quand un arbre était tombé, il posait le pied dessus, ainsi que sur un cadavre. Puis il levait les yeux sur le suivant avec une sorte d'impatience secrète et calme, comme s'il eût attendu, espéré, quelque chose à la fin de ce massacre.
Cependant, on approchait du lieu où la petite Roque avait été trouvée. On y parvint enfin, un soir, à l'heure du crépuscule.
Comme il faisait sombre, le ciel étant couvert, les bûcherons voulurent arrêter leur travail, remettant au lendemain la chute d'un hêtre énorme, mais le maître s'y opposa, et exigea qu'à l'heure même on ébranchât et abattît ce colosse qui avait ombragé le crime.
Quand l'ébrancheur l'eut mis à nu, eut terminé sa toilette de condamné, quand les bûcherons en eurent sapé la base, cinq hommes commencèrent à tirer sur la corde attachée au faîte.
L'arbre résista; son tronc puissant, bien qu'entaillé jusqu'au milieu, était rigide comme du fer. Les ouvriers, tous ensemble, avec une sorte de saut régulier, tendaient la corde en se couchant jusqu'à terre, et ils poussaient un cri de gorge essoufflé qui montrait et réglait leur effort.
Deux bûcherons, debout contre le géant, demeuraient la hache au poing, pareils à deux bourreaux prêts à frapper encore, et Renardet, immobile, la main sur l'écorce, attendait la chute avec une émotion inquiète et nerveuse.
Un des hommes lui dit: «Vous êtes trop près, monsieur le maire; quand il tombera, ça pourrait vous blesser.»
Il ne répondit pas et ne recula point; il semblait prêt à saisir lui-même à pleins bras le hêtre pour le terrasser comme un lutteur.
Ce fut tout à coup, dans le pied de la haute colonne de bois, un déchirement qui sembla courir jusqu'au sommet comme une secousse douloureuse; et elle s'inclina un peu, prête à tomber, mais résistant encore. Les hommes, excités, roidirent leurs bras, donnèrent un effort plus grand; et comme l'arbre, brisé, croulait, soudain Renardet fit un pas en avant, puis s'arrêta, les épaules soulevées pour recevoir le choc irrésistible, le choc mortel qui l'écraserait sur le sol.
Mais le hêtre, ayant un peu dévié, lui frôla seulement les reins, le jetant sur la face à cinq mètres de là.
Les ouvriers s'élancèrent pour le relever; il s'était déjà soulevé lui-même sur les genoux, étourdi, les yeux égarés, et passant la main sur son front, comme s'il se réveillait d'un accès de folie.
Quand il se fut remis sur ses pieds, les hommes, surpris, l'interrogèrent, ne comprenant point ce qu'il avait fait. Il répondit, en balbutiant, qu'il avait eu un moment d'égarement, ou, plutôt, une seconde de retour à l'enfance, qu'il s'était imaginé avoir le temps de passer sous l'arbre, comme les gamins passent en courant devant les voitures au trot, qu'il avait joué au danger, que, depuis huit jours, il sentait cette envie grandir en lui, en se demandant, chaque fois qu'un arbre craquait pour tomber, si on pourrait passer dessous sans être touché. C'était une bêtise, il l'avouait; mais tout le monde a de ces minutes d'insanité et de ces tentations d'une stupidité puérile.
Il s'expliquait lentement, cherchant ses mots, la voix sourde; puis il s'en alla en disant: «A demain, mes amis, à demain.»
Dès qu'il fut rentré dans sa chambre, il s'assit devant sa table, que sa lampe, coiffée d'un abat-jour, éclairait vivement, et, prenant son front entre ses mains, il se mit à pleurer.
Il pleura longtemps, puis s'essuya les yeux, releva la tête et regarda sa pendule. Il n'était pas encore six heures. Il pensa: «J'ai le temps avant le dîner», et il alla fermer sa porte à clef. Il revint alors s'asseoir devant sa table; il fit sortir le tiroir du milieu, prit dedans un revolver et le posa sur ses papiers, en pleine clarté. L'acier de l'arme luisait, jetait des reflets pareils à des flammes.
Renardet le contempla quelque temps avec l'œil trouble d'un homme ivre; puis il se leva et se mit à marcher.
Il allait d'un bout à l'autre de l'appartement, et de temps en temps s'arrêtait pour repartir aussitôt. Soudain, il ouvrit la porte de son cabinet de toilette, trempa une serviette dans la cruche à eau et se mouilla le front, comme il avait fait le matin du crime. Puis il se remit à marcher. Chaque fois qu'il passait devant sa table, l'arme brillante attirait son regard, sollicitait sa main; mais il guettait la pendule et pensait: «J'ai encore le temps.»
La demie de six heures sonna. Il prit alors le revolver, ouvrit la bouche toute grande avec une affreuse grimace, et enfonça le canon dedans comme s'il eût voulu l'avaler. Il resta ainsi quelques secondes, immobile, le doigt sur la gâchette, puis, brusquement secoué par un frisson d'horreur, il cracha le pistolet sur le tapis.
Et il retomba sur son fauteuil en sanglotant: «Je ne peux pas. Je n'ose pas! Mon Dieu! Mon Dieu! Comment faire pour avoir le courage de me tuer!»
On frappait à la porte; il se dressa, affolé. Un domestique disait: «Le dîner de monsieur est prêt.» Il répondit: «C'est bien. Je descends.»
Alors il ramassa l'arme, l'enferma de nouveau dans le tiroir, puis se regarda dans la glace de la cheminée pour voir si son visage ne lui semblait pas trop convulsé. Il était rouge, comme toujours, un peu plus rouge peut-être. Voilà tout. Il descendit et se mit à table.
Il mangea lentement, en homme qui veut faire traîner le repas, qui ne veut point se retrouver seul avec lui-même. Puis il fuma plusieurs pipes dans la salle pendant qu'on desservait. Puis il remonta dans sa chambre.
Dès qu'il s'y fut enfermé, il regarda sous son lit, ouvrit toutes ses armoires, explora tous les coins, fouilla tous les meubles. Il alluma ensuite les bougies de sa cheminée, et, tournant plusieurs fois