La Comédie humaine – Volume 03. Honore de Balzac
enchanteresse que nous demandons à ces anges de paix et d'amour. Seulement il n'y avait rien de frêle dans cette jeune fille, et son cœur devait être aussi doux, son âme aussi forte que ses proportions étaient magnifiques et que sa figure était attrayante. Elle imitait le silence de son frère le lycéen, et paraissait en proie à l'une de ces fatales méditations de jeune fille, souvent impénétrables à l'observation d'un père ou même à la sagacité des mères: en sorte qu'il était impossible de savoir s'il fallait attribuer au jeu de la lumière ou à des peines secrètes les ombres capricieuses qui passaient sur son visage comme de faibles nuées sur un ciel pur.
Les deux aînés étaient en ce moment complétement oubliés par le mari et par la femme. Cependant plusieurs fois le coup d'œil interrogateur du général avait embrassé la scène muette qui, sur le second plan, offrait une gracieuse réalisation des espérances écrites dans les tumultes enfantins placés sur le devant de ce tableau domestique. En expliquant la vie humaine par d'insensibles gradations, ces figures composaient une sorte de poème vivant. Le luxe des accessoires qui décoraient le salon, la diversité des attitudes, les oppositions dues à des vêtements tous divers de couleur, les contrastes de ces visages si caractérisés par les différents âges et par les contours que les lumières mettaient en saillie, répandaient sur ces pages humaines toutes les richesses demandées à la sculpture, aux peintres, aux écrivains. Enfin, le silence et l'hiver, la solitude et la nuit prêtaient leur majesté à cette sublime et naïve composition, délicieux effet de nature. La vie conjugale est pleine de ces heures sacrées dont le charme indéfinissable est dû peut-être à quelque souvenance d'un monde meilleur. Des rayons célestes jaillissent sans doute sur ces sortes de scènes, destinées à payer à l'homme une partie de ses chagrins, à lui faire accepter l'existence. Il semble que l'univers soit là, devant nous, sous une forme enchanteresse, qu'il déroule ses grandes idées d'ordre, que la vie sociale plaide pour ses lois en parlant de l'avenir.
Cependant, malgré le regard d'attendrissement jeté par Hélène sur Abel et Moïna quand éclatait une de leurs joies; malgré le bonheur peint sur sa lucide figure lorsqu'elle contemplait furtivement son père, un sentiment de profonde mélancolie était empreint dans ses gestes, dans son attitude, et surtout dans ses yeux voilés par de longues paupières. Ses blanches et puissantes mains, à travers lesquelles la lumière passait en leur communiquant une rougeur diaphane et presque fluide, eh! bien, ses mains tremblaient. Une seule fois, sans se défier mutuellement, ses yeux et ceux de la marquise se heurtèrent. Ces deux femmes se comprirent alors par un regard terne, froid, respectueux pour Hélène, sombre et menaçant chez la mère. Hélène baissa promptement sa vue sur le métier, tira l'aiguille avec prestesse, et de long-temps ne releva sa tête, qui semblait lui être devenue trop lourde à porter. La mère était-elle trop sévère pour sa fille, et jugeait-elle cette sévérité nécessaire? Était-elle jalouse de la beauté d'Hélène, avec qui elle pouvait rivaliser encore, mais en déployant tous les prestiges de la toilette? Ou la fille avait-elle surpris, comme beaucoup de filles quand elles deviennent clairvoyantes, des secrets que cette femme, en apparence si religieusement fidèle à ses devoirs, croyait avoir ensevelis dans son cœur aussi profondément que dans une tombe?
Hélène était arrivée à un âge où la pureté de l'âme porte à des rigidités qui dépassent la juste mesure dans laquelle doivent rester les sentiments. Dans certains esprits, les fautes prennent les proportions du crime; l'imagination réagit alors sur la conscience; souvent alors les jeunes filles exagèrent la punition en raison de l'étendue qu'elles donnent aux forfaits. Hélène paraissait ne se croire digne de personne. Un secret de sa vie antérieure, un accident peut-être, incompris d'abord, mais développé par les susceptibilités de son intelligence sur laquelle influaient les idées religieuses, semblait l'avoir depuis peu comme dégradée romanesquement à ses propres yeux. Ce changement dans sa conduite avait commencé le jour où elle avait lu, dans la récente traduction des théâtres étrangers, la belle tragédie de Guillaume Tell, par Schiller. Après avoir grondé sa fille de laisser tomber le volume, la mère avait remarqué que le ravage causé par cette lecture dans l'âme d'Hélène venait de la scène où le poète établit une sorte de fraternité entre Guillaume Tell, qui verse le sang d'un homme pour sauver tout un peuple, et Jean-le-Parricide. Devenue humble, pieuse et recueillie, Hélène ne souhaitait plus d'aller au bal. Jamais elle n'avait été si caressante pour son père, surtout quand la marquise n'était pas témoin de ses cajoleries de jeune fille. Néanmoins, s'il existait du refroidissement dans l'affection d'Hélène pour sa mère, il était si finement exprimé, que le général ne devait pas s'en apercevoir, quelque jaloux qu'il pût être de l'union qui régnait dans sa famille. Nul homme n'aurait eu l'œil assez perspicace pour sonder la profondeur de ces deux cœurs féminins: l'un jeune et généreux, l'autre sensible et fier; le premier, trésor d'indulgence; le second, plein de finesse et d'amour. Si la mère contristait sa fille par un adroit despotisme de femme, il n'était sensible qu'aux yeux de la victime. Au reste, l'événement seulement fit naître ces conjectures toutes insolubles. Jusqu'à cette nuit, aucune lumière accusatrice ne s'était échappée de ces deux âmes; mais entre elles et Dieu certainement il s'élevait quelque sinistre mystère.
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