Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 4. Bastiat Frédéric
pas sur la séparation des occupations, sur la division du travail, sur l'échange en un mot? et l'échange est-il autre chose que ce calcul qui nous fait, à tous tant que nous sommes, discontinuer la production directe, lorsque l'acquisition indirecte nous présente épargne de temps et de peine?
Vous n'êtes donc pas les hommes de la pratique, puisque vous ne pourriez pas montrer un seul homme, sur toute la surface du globe, qui agisse selon votre principe.
Mais, direz-vous, nous n'avons jamais entendu faire de notre principe la règle des relations individuelles. Nous comprenons bien que ce serait briser le lien social, et forcer les hommes à vivre, comme les colimaçons, chacun dans sa carapace. Nous nous bornons à prétendre qu'il domine de fait les relations qui se sont établies entre les agglomérations de la famille humaine.
Eh bien, cette assertion est encore erronée. La famille, la commune, le canton, le département, la province, sont autant d'agglomérations qui toutes, sans aucune exception, rejettent pratiquement votre principe et n'y ont même jamais songé. Toutes se procurent par voie d'échange ce qu'il leur en coûterait plus de se procurer par voie de production. Autant en feraient les peuples, si vous ne l'empêchiez par la force.
C'est donc nous qui sommes les hommes de pratique et d'expérience; car, pour combattre l'interdit que vous avez mis exceptionnellement sur quelques échanges internationaux, nous nous fondons sur la pratique et l'expérience de tous les individus et de toutes les agglomérations d'individus dont les actes sont volontaires, et peuvent par conséquent être invoqués en témoignage. Mais vous, vous commencez par contraindre, par empêcher, et puis vous vous emparez d'actes forcés ou prohibés pour vous écrier: «Voyez, la pratique nous justifie!»
Vous vous élevez contre notre théorie, et même contre la théorie en général. Mais, quand vous posez un principe antagonique au nôtre, vous êtes-vous imaginé, par hasard, que vous ne faisiez pas de la théorie? Non, non, rayez cela de vos papiers. Vous faites de la théorie comme nous, mais il y a entre la vôtre et la nôtre cette différence:
Notre théorie ne consiste qu'à observer les faits universels, les sentiments universels, les calculs, les procédés universels, et tout au plus à les classer, à les coordonner pour les mieux comprendre.
Elle est si peu opposée à la pratique qu'elle n'est autre chose que la pratique expliquée. Nous regardons agir les hommes mus par l'instinct de la conservation et du progrès, et ce qu'ils font librement, volontairement, c'est cela même que nous appelons économie politique ou économie de la société. Nous allons sans cesse répétant: Chaque homme est pratiquement un excellent économiste, produisant ou échangeant selon qu'il y a plus d'avantage à échanger ou à produire. Chacun, par l'expérience, s'élève à la science, ou plutôt la science n'est que cette même expérience scrupuleusement observée et méthodiquement exposée.
Mais vous, vous faites de la théorie dans le sens défavorable du mot. Vous imaginez, vous inventez des procédés qui ne sont sanctionnés par la pratique d'aucun homme vivant sous la voûte des cieux, et puis vous appelez à votre aide la contrainte et la prohibition. Il faut bien que vous ayez recours à la force, puisque, voulant que les hommes produisent ce qu'il leur est plus avantageux d'acheter, vous voulez qu'ils renoncent à un avantage, vous exigez d'eux qu'ils se conduisent d'après une doctrine qui implique contradiction, même dans ses termes.
Aussi, cette doctrine qui, vous en convenez, serait absurde dans les relations individuelles, je vous défie de l'étendre, même en spéculation, aux transactions entre familles, communes, départements ou provinces. De votre propre aveu, elle n'est applicable qu'aux relations internationales.
Et c'est pourquoi vous êtes réduits à répéter chaque jour:
«Les principes n'ont rien d'absolu. Ce qui est bien dans l'individu, la famille, la commune, la province, est mal dans la nation. Ce qui est bon en détail, – savoir: acheter plutôt que produire, quand l'achat est plus avantageux que la production, – cela même est mauvais en masse; l'économie politique des individus n'est pas celle des peuples,» et autres balivernes ejusdem farinæ.
Et tout cela, pourquoi? Regardez-y de près. Pour nous prouver que nous, consommateurs, nous sommes votre propriété! que nous vous appartenons en corps et en âme! que vous avez sur nos estomacs et sur nos membres un droit exclusif! qu'il vous appartient de nous nourrir et de nous vêtir à votre prix, quelles que soient votre impéritie, votre rapacité ou l'infériorité de votre situation!
Non, vous n'êtes pas les hommes de la pratique, vous êtes des hommes d'abstraction… et d'extorsion24.
XIV. – CONFLIT DE PRINCIPES
Il est une chose qui me confond, et c'est celle-ci:
Des publicistes sincères étudiant, au seul point de vue des producteurs, l'économie des sociétés, sont arrivés à cette double formule:
«Les gouvernements doivent disposer des consommateurs soumis à leurs lois, en faveur du travail national;
«Ils doivent soumettre à leurs lois des consommateurs lointains, pour en disposer en faveur du travail national.»
La première de ces formules s'appelle Protection; la seconde, Débouchés.
Toutes deux reposent sur cette donnée qu'on nomme Balance du commerce:
«Un peuple s'appauvrit quand il importe, et s'enrichit quand il exporte.»
Car, si tout achat au dehors est un tribut payé, une perte, il est tout simple de restreindre, même de prohiber les importations.
Et si toute vente au dehors est un tribut reçu, un profit, il est tout naturel de se créer des débouchés, même par la force.
Système protecteur, système colonial: ce ne sont donc que deux aspects d'une même théorie. —Empêcher nos concitoyens d'acheter aux étrangers, forcer les étrangers à acheter à nos concitoyens, ce ne sont que deux conséquences d'un principe identique.
Or, il est impossible de ne pas reconnaître que, selon cette doctrine, si elle est vraie, l'utilité générale repose sur le monopole ou spoliation intérieure, et sur la conquête ou spoliation extérieure.
J'entre dans un des chalets suspendus aux flancs de nos Pyrénées.
Le père de famille n'a reçu, pour son travail, qu'un faible salaire. La bise glaciale fait frissonner ses enfants à demi nus, le foyer est éteint et la table vide. Il y a de la laine et du bois et du maïs par delà la montagne, mais ces biens sont interdits à la famille du pauvre journalier; car l'autre versant des monts, ce n'est plus la France. Le sapin étranger ne réjouira pas le foyer du chalet; les enfants du berger ne connaîtront pas le goût de la méture biscaïenne, et la laine de Navarre ne réchauffera pas leurs membres engourdis. Ainsi le veut l'utilité générale: à la bonne heure! mais convenons qu'elle est ici en contradiction avec la justice.
Disposer législativement des consommateurs, les réserver au travail national, c'est empiéter sur leur liberté, c'est leur interdire une action, l'échange, qui n'a en elle-même rien de contraire à la morale; en un mot, c'est leur faire injustice.
Et cependant cela est nécessaire, dit-on, sous peine de voir s'arrêter le travail national, sous peine de porter un coup funeste à la prospérité publique.
Les écrivains de l'école protectioniste arrivent donc à cette triste conclusion, qu'il y a incompatibilité radicale entre la Justice et l'Utilité.
D'un autre côté, si chaque peuple est intéressé à vendre et à ne pas acheter, une action et une réaction violentes sont l'état naturel de leurs relations, car chacun cherchera à imposer ses produits à tous, et tous s'efforceront de repousser les produits de chacun.
Une vente, en effet, implique un achat, et puisque, selon cette doctrine, vendre c'est bénéficier, comme acheter c'est perdre, toute transaction internationale
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V. ci-après le chap. XV.