Edouard. Duras Claire de Durfort
au suprême degré l'art de faire sortir la plaisanterie de la raison. L'opposition du bon sens aux idées fausses est presque toujours comique: mon père m'apprit à trouver ridicule ce qui manquait de vérité. Il ne pouvait mieux en conjurer le danger.
C'est un danger pourtant et un grand malheur que la passion dans l'appréciation des choses de la vie, même quand les principes les plus purs et la raison la plus saine sont vos guides. On ne peut haïr fortement ce qui est mal sans adorer ce qui est bien, et ces mouvements violents sont-ils faits pour le coeur de l'homme? Hélas! ils le laissent vide et dévasté comme une ruine, et cet accroissement momentané de la vie amène et produit la mort.
Je ne faisais pas alors ces réflexions; le monde s'ouvrait à mes yeux comme un océan sans bornes. Je rêvais la gloire, l'admiration, le bonheur; mais je ne les cherchais pas hors de la profession qui m'était destinée. Noble profession, où l'on prend en main la défense de l'opprimé, où l'on confond le crime et fait triompher l'innocence! Mes rêveries, qui avaient alors quelque chose de moins vague, me représentaient toutes les occasions que j'aurais de me distinguer, et je créais des malheurs et des injustices chimériques pour avoir la gloire et le plaisir de les réparer.
La révolution qui s'était faite dans mon caractère n'avait produit aucun changement dans mes goûts. Comme aux jours de mon enfance, je fuyais la société; je ne sais quelle déplaisance s'attachait pour moi à vivre avec des gens, respectables sans doute, mais dont aucun ne réalisait ce type que je m'étais formé au fond de l'âme, et qui, au vrai, n'avait que mon père pour modèle. Dans l'intimité de notre famille, entre mon père et ma mère, j'étais heureux; mais, dès qu'il arrivait un étranger, je m'en allais dans ma chambre vivre dans ce monde que je m'étais créé, et auquel celui-là ressemblait si peu.
Ma mère avait beaucoup d'esprit, de la douceur et une raison supérieure; elle aimait les idées reçues, peut-être les idées communes, mais elle les défendait par des motifs nouveaux et piquants. La longue habitude de vivre avec mon père et de l'aimer avait fait d'elle comme un reflet de lui; mais ils pensaient souvent les mêmes choses par des motifs différents, et cela rendait leurs entretiens à la fois paisibles et animés. Je ne les vis jamais différer que sur un seul point. Hélas! je vois aujourd'hui que ma mère avait raison.
Mon père avait dû la plus grande partie de son talent et de sa célébrité comme avocat à une profonde connaissance du coeur humain. Je lui ai ouï dire que les pièces d'un procès servaient moins à établir son opinion que le tact qui lui faisait pénétrer jusqu'au fond de l'âme des parties intéressées. Cette sagacité, cette pénétration, cette finesse d'aperçus, étaient des qualités que mon père aurait voulu me donner; peut-être même la solitude habituelle où nous vivions avait-elle pour but de me préparer à être plus frappé du spectacle de la société qu'on ne l'est lorsque graduellement on s'est familiarisé avec ses vices et ses ridicules, et qu'on arrive blasé sur l'impression qu'on en peut recevoir. Mon père voulait montrer le monde à mes yeux, lorsqu'il se serait assuré que le goût du bien, la solidité des principes, et la faculté de l'observation seraient assez mûris en moi pour retirer de ce spectacle le profit qu'il se plaisait à en attendre.
Mon père avait été assez heureux, dans sa jeunesse, pour sauver dans un procès fameux la fortune et l'honneur du maréchal d'Olonne. Les rapports où les avait mis cette affaire avaient créé entre eux une amitié qui depuis trente ans ne s'était jamais démentie. Malgré des destinées si différentes, leur intimité était restée la même: tant il est vrai que la parité de l'âme est le seul lien réel de la vie. Une correspondance fréquente alimentait leur amitié; il ne se passait pas de semaine que mon père ne reçût de lettres de M. le maréchal d'Olonne, et la plus intime confiance régnait entre eux. C'est dans cette maison que mon père comptait me mener quand j'aurais atteint ma vingtième année; c'est là qu'il se flattait de me faire voir la bonne compagnie et de me faire acquérir ces qualités de l'esprit qu'il désirait tant que je possédasse. J'ai vu ma mère s'opposer à ces desseins. "Ne sortons point de notre état, disait-elle à mon père; pourquoi mener Edouard dans un monde où il ne doit pas vivre, et qui le dégoûtera peut-être de notre paisible intérieur? – Un avocat, disait mon père, doit avoir étudié tous les rangs; il faut qu'il se familiarise d'avance avec la politesse des gens de la cour pour n'en être pas ébloui. Ce n'est que dans le monde qu'il peut acquérir la pureté du langage et la grâce de la plaisanterie. La société seule enseigne les convenances et toute cette science de goût qui n'a point de préceptes, et que pourtant on ne vous pardonne pas d'ignorer. – Ce que vous dites est vrai, reprenait ma mère; mais j'aime mieux, je vous l'avoue, qu'Edouard ignore tout cela et qu'il soit heureux. On ne l'est qu'en s'associant avec ses égaux:
_Among unequals no society
Can sort_ [1]. [ (1) Milton.]
– La citation est exacte, répondit mon père; mais le poëte ne l'entend que de l'égalité morale, et, sur ce point, je suis de son avis: j'ai le droit de l'être. – Oui, sans doute, reprit ma mère; mais le maréchal d'Olonne est une exception. Respectons les convenances sociales; admirons même la hiérarchie des rangs: elle est utile, elle est respectable; d'ailleurs n'y tenons-nous pas notre place? Mais gardons-la, cette place; on se trouve toujours mal d'en sortir." Ces conversations se renouvelaient souvent, et j'avoue que le désir de voir des choses nouvelles, et je ne sais quelle inquiétude cachée au fond de mon âme, me mettaient du parti de mon père et me faisaient ardemment souhaiter d'avoir vingt ans pour aller à Paris et pour voir le maréchal d'Olonne.
Je ne vous parlerai pas des deux années qui s'écoulèrent jusqu'à cette époque. Des études sérieuses occupèrent tout mon temps: le droit, les mathématiques, les langues, employaient toutes les heures de mes journées; et cependant ce travail aride, qui aurait dû fixer mon esprit, me laissa tel que la nature m'avait créé, et tel sans doute que je dois mourir.
A vingt ans, j'attendais un grand bonheur, et la Providence m'envoya la plus grande de toutes les peines: je perdis ma mère. Comme nous allions partir pour Paris, elle tomba malade, et à cette maladie succéda un état de langueur qui se prolongea six mois. Elle expira doucement dans mes bras; elle me bénit, elle me consola. Dieu eut pitié d'elle et de moi; il lui épargna la douleur de me voir malheureux, et à moi celle de déchirer son âme; elle ne me vit pas tomber dans ce piége que sa raison avait su prévoir, et dont elle avait inutilement cherché à me garantir. Hélas! puis-je dire que je regrette la paix que j'ai perdue? voudrais-je aujourd'hui de cette existence tranquille que ma mère rêvait pour moi? Non sans doute. Je ne puis plus être heureux, mais cette douleur que je porte au fond de mon âme m'est plus chère que toutes les joies communes de ce monde; elle fera encore la gloire du dernier de mes jours, après avoir fait le charme de ma jeunesse. A vingt-trois ans, des souvenirs sont tout ce qui me reste; mais qu'importe? ma vie est finie, et je ne demande plus rien à l'avenir.
Dans le premier moment de sa douleur, mon père renonça au voyage de Paris. Nous allâmes en Forez, où nous croyions nous distraire et où nous trouvâmes partout l'image de celle que nous pleurions. Qu'elle est cruelle, l'absence de la mort! absence sans retour! Nous la sentions, même quand nous croyions l'oublier. Toujours seul avec mon père, je ne sais quelle sécheresse se glissait quelquefois dans nos entretiens. C'est par ma mère que la décision de mon père et mes rêveries se rencontraient sans se heurter: elle était comme la nuance harmonieuse qui unit deux couleurs vives et trop tranchées. A présent qu'elle n'y était plus, nous sentions pour la première fois, mon père et moi, que nous n'étions pas toujours d'accord.
Au mois de novembre, nous partîmes pour Paris. Mon père alla loger chez un frère de ma mère, M. d'Herbelot, fermier général fort riche. Il avait une belle maison à la Chaussée-d'Antin, où il nous reçut à merveille. Il nous donna de grands dîners, me mena au spectacle, au bal, me fit voir toutes les curiosités de Paris. Mais c'était M. le maréchal d'Olonne que je désirais voir, et il était à Fontainebleau, d'où il ne devait revenir que dans quinze jours. Ce temps se passa dans des fêtes continuelles. Mon oncle ne me faisait grâce d'aucune façon de s'amuser: les pique-niques, les parties de toute espèce, les comédies, les concerts, Géliot, et Mlle Arnould. J'étais déjà fatigué de Paris, quand mon père reçut un billet de M. le maréchal d'Olonne, qui lui mandait qu'il était arrivé et qu'il