Chronique de 1831 à 1862. T. 1. Dorothée Dino

Chronique de 1831 à 1862. T. 1 - Dorothée Dino


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particulière. Cette pensée, qui est tout anglaise, car l'esprit d'association se retrouve partout ici, jusque dans les choses purement de grâce et d'obligeance, m'a paru devoir être agréable et flatteuse pour la Princesse, et j'ai mis avec plaisir mon nom sur la liste. Dix guinées est le tribut de chacune, et un beau bracelet à l'intérieur duquel, si cela se peut, nos noms seront inscrits, me paraît être l'objet sur lequel le choix s'est fixé.

      M. de Montrond est revenu de Paris. Son esprit prompt et incisif est toujours le même, et quoique assurément il ne soit rien moins qu'ennuyeux, je me sens reprise de cette espèce de malaise qu'éprouvent souvent ceux qui sont dans l'atmosphère d'un être venimeux, dont la piqûre est à redouter. Le charme qui a longtemps fasciné M. de Talleyrand, à son égard, n'existe plus et a d'autant mieux fait place à un sentiment de fatigue et d'oppression que l'ancienneté de leurs relations, et leur intimité passée, ne permettent pas d'en secouer entièrement le joug.

      Il ne me semble pas que M. de Montrond apprenne rien de nouveau de Paris. Il parle de l'habileté du Roi, personne ne la conteste; que le Roi parle toujours, et toujours de lui-même, c'est également connu. M. de Montrond se plaint de la destruction de toute société à Paris, de l'esprit de division qui la brise et qui ne s'adoucit point. Il raconte assez drôlement les embarras de famille de Thiers, les prétentions diplomatiques du maréchal Soult pour son fils, les craintes qu'inspire à Rigny, et à d'autres, l'espèce d'effet que produit ici, à ce qu'ils croient, M. Dupin. Ils y voient le symptôme d'une entrée future au ministère et en veulent presque à M. de Talleyrand des politesses qu'il lui fait. Ils ne sentent pas que le bon accueil qu'on fait ici à M. Dupin (l'homme le moins propre, par lui-même, à plaire à la bonne compagnie anglaise) n'est dû qu'au désir de nous être agréable, et que le prix que nous y mettons ne tient qu'à faire tourner les grosses phrases redondantes de M. Dupin à l'avantage de l'alliance anglaise dont il était le vif adversaire.

      J'ai trouvé lord Grey, hier, d'un découragement point du tout dissimulé: c'est un mal contagieux et qui semble avoir atteint tous ses adhérents. Cette lassitude, ce dégoût de lord Grey, me semble le plus fâcheux symptôme de l'affaiblissement du Cabinet actuel. Les coups, qui sont portés dans le Times par lord Durham à lord Grey, blessent celui-ci au cœur. Les conservatifs comme les radicaux exploitent déjà la succession des Whigs; il est impossible de ne pas voir que le moment est critique pour tous.

      En causant, hier, avec un de mes amis, je me suis souvenue qu'ayant eu, à l'âge de dix-sept ans, comme beaucoup d'autres femmes de Paris à cette époque, la fantaisie, ou la faiblesse, de consulter Mlle Lenormand, qui était alors fort en vogue, je pris, d'abord, toutes les précautions que je crus suffisantes pour ne pas être connue d'elle. Il fallait lui demander et son jour et son heure; je le fis faire, pour moi, par ma femme de chambre, sous des noms et des demeures supposés; elle répondit, et je fus, au jour fixé, à deux heures après midi, avec ma femme de chambre, dans un fiacre pris à une certaine distance de chez moi, jusqu'à la rue de Tournon où demeurait la devineresse. Sa maison n'avait pas mauvaise apparence; l'appartement était propre, et même assez orné. Il fallut attendre le départ d'un monsieur à moustaches que nous vîmes sortir du cabinet où la sibylle rendait ses oracles. J'y fis entrer ma femme de chambre avant moi, mon tour vint ensuite. Après quelques questions sur le mois, le jour et l'heure de ma naissance, sur l'animal, la fleur et la couleur que je préférais, et sur les mêmes objets qui me déplaisaient particulièrement, après m'avoir demandé si je voulais qu'elle fît pour moi la grande ou la petite cabale dont le prix différait, elle arriva enfin à ma destinée, dont elle me dit ce qui suit; je laisse juger à ceux qui me connaissent bien si ce qu'elle me prédit alors s'est vérifié, en tout ou en partie; l'avenir laisse d'ailleurs encore de la marge aux événements qu'elle a signalés et qui, sans s'être réalisés jusqu'à présent, paraissent moins invraisemblables qu'ils ne me l'ont semblé alors. Peut-être ai-je oublié quelques détails insignifiants, mais voici les traits principaux de cette prédiction, que j'ai racontée, depuis, à plusieurs personnes, entre autres à ma mère et à M. de Talleyrand.

      Elle me dit donc que j'étais mariée; qu'il existait entre moi et un grand personnage un lien spirituel (j'ai expliqué ceci parce que mon fils aîné était le filleul de l'Empereur Napoléon); que je me séparerais de mon mari après de nombreux embarras et tourments; que mes chagrins ne cesseraient que neuf années après cette séparation; que ces neuf années seraient marquées par des épreuves et des calamités de tous genres pour moi; elle m'a dit aussi que je deviendrais veuve, que je ne serais plus jeune alors, sans cependant être trop vieille et que je me remarierais; qu'elle me voyait, pendant beaucoup d'années, fort rapprochée d'un personnage qui, par sa position et son influence, m'obligerait à jouer une espèce de rôle politique et me donnerait assez de crédit pour sauver la liberté et la vie de quelqu'un. Elle m'a dit encore que je vivrais dans des temps fort orageux, difficiles et pendant lesquels il y aurait de grands bouleversements; qu'un jour, même, je serais éveillée à cinq heures du matin par des hommes armés de piques et de haches, qui entoureraient ma demeure pour me faire périr, que je parviendrais cependant à me sauver de ce danger auquel j'aurais été exposée par mes opinions et mon rôle politiques; que je m'échapperais déguisée; qu'elle me voyait encore en vie à soixante-trois ans et sur ma demande si c'était là le terme assigné à mon existence, elle m'a répondu: «Je ne prétends pas que vous mourrez à soixante-trois ans, je veux dire seulement que je vous vois vivante encore alors; plus tard, je ne sais rien de vous ni de votre destinée.»

      Les circonstances principales de cette prédiction me parurent, alors, trop hors du cours probable des événements pour qu'elles me rendissent inquiète ou soucieuse; je le répétai à mes amis plutôt pour jeter du ridicule sur ma propre faiblesse qui m'avait conduite en si étrange compagnie, et quoique le moins vraisemblable de cette prédiction se soit vérifié, tels que ma séparation, de longs chagrins, l'intérêt que j'ai été forcée de prendre aux événements publics, par celui qu'ils inspiraient à M. de Talleyrand, j'avoue qu'à moins du récit d'une autre prédiction, je ne songe que fort rarement à celle de Mlle Lenormand, pas plus qu'à sa personne, qui était, cependant, assez étrange pour ne pas être oubliée. Elle avait l'air d'être âgée de plus de cinquante ans, lorsque je la vis; sa taille était plutôt élevée, ses façons brusques, sa robe noire lâche et traînante; son visage d'une mauvaise couleur mêlée, ses dents gâtées, ses yeux petits, vifs et sauvages, sa physionomie rude et curieuse tout à la fois, sa tête découverte, ses cheveux gris, hérissés et en désordre, achevaient de la rendre repoussante. Je fus soulagée en la quittant.

      Je n'ai jamais eu semblable curiosité depuis; mais si je ne l'ai pas éprouvée, c'est bien plutôt par une certaine terreur de ce qui pourrait m'être annoncé, et par un certain dégoût pour l'espèce de monde dont c'est l'industrie, que par usage de ma raison. Si j'avouais toutes mes superstitions, je ferais grand tort à mon bon sens!

      Ces oracles de Mlle Lenormand me revinrent cependant à la mémoire lorsqu'en juillet 1830, seule à Rochecotte, entourée d'incendies, et recevant les nouvelles des journées de Paris, je vis passer sous mes fenêtres les régiments que le général Donnadieu dirigeaient sur la Vendée, où on croyait que Charles X se rendrait. J'entendais les uns hurler contre les Jésuites, qu'ils accusaient bêtement de jeter des mèches inflammables dans leurs maisons et dans leurs champs; les autres crier contre les mal pensants tels que moi. Le curé vint se réfugier chez moi, pendant que le maire me demandait si je ne croyais pas qu'il fallût chasser de la commune cette soutane noire, qui, selon lui, sentait le soufre. Je me voyais déjà cernée par des piques et des haches, et me sauvant, comme je pouvais, en bonnet rond et en blouse. Je m'en suis tirée alors, mais quelquefois je me suis dit: «C'est partie remise, tu n'y échapperas pas.»

      Londres, 10 juin 1834.– Lord Dacre, qui devait entrer au ministère, a fait une chute de cheval, causée par un coup de sang, qui le met hors de cause. On songe, maintenant, à mettre M. Abercromby à la tête de la Monnaie, en lui donnant entrée au Conseil.

      Nous avions hier un dîner arlequin: M. Dupin, les jeunes Ney et Davoust, M. Bignon et le général Munier de la Converserie. Si de dire du mal de tout le monde est une manière de dire du bien de soi, M. Dupin n'y a pas manqué; il a indignement traité Roi et ministres, hommes et femmes de Paris. Les uns sont avares,


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