Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 3. Gustave Flaubert

Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 3 - Gustave Flaubert


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une surprise infinie et comme la douleur d'une trahison.

      Arnoux, en fouillant dans son tiroir, souriait. Se moquait-il de lui? Le commis déposa sur la table une liasse de papiers humides.

      «Ah! les affiches! s'écria le marchand. Je ne suis pas près de dîner ce soir!»

      Regimbart prenait son chapeau.

      «Comment, vous me quittez?

      – Sept heures!» dit Regimbart.

      Frédéric le suivit.

      Au coin de la rue Montmartre, il se retourna; il regarda les fenêtres du premier étage; et il rit intérieurement de pitié sur lui-même, en se rappelant avec quel amour il les avait si souvent contemplées! Où donc vivait-elle? Comment la rencontrer maintenant? La solitude se rouvrait autour de son désir plus immense que jamais!

      «Venez-vous la prendre? dit Regimbart. – Prendre qui?

      – L'absinthe!»

      Et, cédant à ses obsessions, Frédéric se laissa conduire à l'estaminet Bordelais. Tandis que son compagnon, posé sur le coude, considérait la carafe, il jetait les yeux de droite et de gauche. Mais il aperçut le profil de Pellerin sur le trottoir; il cogna vivement contre le carreau, et le peintre n'était pas assis que Regimbart lui demanda pourquoi on ne le voyait plus à l'Art industriel.

      «Que je crève, si j'y retourne! C'est une brute, un bourgeois, un misérable, un drôle!»

      Ces injures flattaient la colère de Frédéric. Il en était blessé cependant, car il lui semblait qu'elles atteignaient un peu Mme Arnoux.

      «Qu'est-ce donc qu'il vous a fait!» dit Regimbart.

      Pellerin battit le sol avec son pied, et souffla fortement, au lieu de répondre.

      Il se livrait à des travaux clandestins, tels que portraits aux deux crayons ou pastiches de grands maîtres pour les amateurs peu éclairés; et, comme ces travaux l'humiliaient, il préférait se taire, généralement. Mais «la crasse d'Arnoux» l'exaspérait trop. Il se soulagea.

      D'après une commande, dont Frédéric avait été le témoin, il lui avait apporté deux tableaux. Le marchand, alors, s'était permis des critiques! Il avait blâmé la composition, la couleur et le dessin, le dessin surtout, bref, à aucun prix n'en avait voulu. Mais, forcé par l'échéance d'un billet, Pellerin les avait cédés au juif Isaac; et, quinze jours plus tard, Arnoux lui-même les vendait à un Espagnol, pour deux mille francs.

      «Pas un sou de moins! Quelle gredinerie! et il en fait bien d'autres, parbleu! Nous le verrons un de ces matins, en cour d'assises.

      – Comme vous exagérez! dit Frédéric d'une voix timide.

      – Allons! bon! j'exagère!» s'écria l'artiste, en donnant sur la table un grand coup de poing.

      Cette violence rendit au jeune homme tout son aplomb. Sans doute, on pouvait se conduire plus gentiment; cependant, si Arnoux trouvait ces deux toiles…

      «Mauvaises! lâchez le mot! Les connaissez-vous? Est-ce votre métier? Or, vous savez, mon petit, moi, je n'admets pas cela, les amateurs!

      – Eh! ce ne sont pas mes affaires! dit Frédéric.

      – Quel intérêt avez-vous donc à le défendre?» reprit froidement Pellerin.

      Le jeune homme balbutia:

      «Mais… parce que je suis son ami.

      – Embrassez-le de ma part! bonsoir!»

      Et le peintre sortit furieux, sans parler, bien entendu, de sa consommation.

      Frédéric s'était convaincu lui-même, en défendant Arnoux. Dans l'échauffement de son éloquence, il fut pris de tendresse pour cet homme intelligent et bon, que ses amis calomniaient et qui maintenant travaillait tout seul, abandonné. Il ne résista pas au singulier besoin de le revoir immédiatement. Dix minutes après, il poussait la porte du magasin.

      Arnoux élaborait, avec son commis, des affiches monstres pour une exposition de tableaux.

      «Tiens! qui vous ramène?»

      Cette question bien simple embarrassa Frédéric; et, ne sachant que répondre, il demanda si l'on n'avait point trouvé par hasard son calepin, un petit calepin en cuir bleu.

      «Celui où vous mettez vos lettres de femmes?» dit Arnoux.

      Frédéric, en rougissant comme une vierge, se défendit d'une telle supposition.

      «Vos poésies, alors?» répliqua le marchand.

      Il maniait les spécimens étalés, en discutait la forme, la couleur, la bordure; et Frédéric se sentait de plus en plus irrité par son air de méditation, et surtout par ses mains qui se promenaient sur les affiches, – de grosses mains, un peu molles, à ongles plats. Enfin, Arnoux se leva; et, en disant: «C'est fait!» il lui passa la main sous le menton, familièrement. Cette privauté déplut à Frédéric, il se recula; puis il franchit le seuil du bureau, pour la dernière fois de son existence, croyait-il. Mme Arnoux, elle-même, se trouvait comme diminuée par la vulgarité de son mari.

      Il reçut, dans la même semaine, une lettre où Deslauriers annonçait qu'il arriverait à Paris, jeudi prochain. Alors, il se rejeta violemment sur cette affection plus solide et plus haute. Un pareil homme valait toutes les femmes. Il n'aurait plus besoin de Regimbart, de Pellerin, d'Hussonnet, de personne! Afin de mieux loger son ami, il acheta une couchette de fer, un second fauteuil, dédoubla sa literie; et le jeudi matin, il s'habillait pour aller au-devant de Deslauriers, quand un coup de sonnette retentit à sa porte. Arnoux entra.

      «Un mot, seulement! Hier, on m'a envoyé de Genève une belle truite; nous comptons sur vous, tantôt, à sept heures juste… C'est rue de Choiseul, 24 bis. N'oubliez pas!»

      Frédéric fut obligé de s'asseoir. Ses genoux chancelaient. Il se répétait: «Enfin! enfin!» Puis il écrivit à son tailleur, à son chapelier, à son bottier; et il fit porter ces trois billets par trois commissionnaires différents. La clef tourna dans la serrure et le concierge parut avec une malle sur l'épaule.

      Frédéric, en apercevant Deslauriers, se mit à trembler comme une femme adultère sous le regard de son époux.

      «Qu'est-ce donc qui te prend? dit Deslauriers, tu dois cependant avoir reçu de moi une lettre?»

      Frédéric n'eut pas la force de mentir.

      Il ouvrit les bras et se jeta sur sa poitrine.

      Ensuite, le clerc conta son histoire. Son père n'avait pas voulu rendre ses comptes de tutelle, s'imaginant que ces comptes-là se prescrivaient par dix ans. Mais, fort en procédure, Deslauriers avait enfin arraché tout l'héritage de sa mère, sept mille francs nets, qu'il tenait là, sur lui, dans un vieux portefeuille.

      «C'est une réserve, en cas de malheur. Il faut que j'avise à les placer et à me caser moi-même, dès demain matin. Pour aujourd'hui, vacance complète, et tout à toi, mon vieux!

      – Oh! ne te gêne pas! dit Frédéric. Si tu avais ce soir quelque chose d'important…

      – Allons donc! Je serais un fier misérable…»

      Cette épithète, lancée au hasard, toucha Frédéric en plein cœur, comme une allusion outrageante.

      Le concierge avait disposé sur la table, auprès du feu, des côtelettes, de la galantine, une langouste, un dessert, et deux bouteilles de vin de Bordeaux. Une réception si bonne émut Deslauriers.

      «Tu me traites comme un roi, ma parole!»

      Ils causèrent de leur passé, de l'avenir; et, de temps à autre, ils se prenaient les mains par-dessus la table, en se regardant une minute avec attendrissement. Mais un commissionnaire apporta un chapeau neuf. Deslauriers remarqua, tout haut, combien la coiffe était brillante.

      Puis le tailleur, lui-même, vint remettre l'habit auquel il avait donné un coup de fer.

      «On croirait que tu vas te marier,» dit Deslauriers.

      Une


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