Le Bossu Volume 3. Féval Paul
bien dans le verger par cet escalier-là? me demanda-t-il en me montrant les branches et le tronc de l'un des liéges.
» – Oui, répondis-je, oui, père, si tu me promets de me rejoindre bien vite.
» – Je te le promets, ma petite Aurore. Bien vite ou jamais, pauvre chérie, ajouta-t-il à voix basse en me pressant dans ses bras.
»J'étais bien ébranlée, je ne compris point, et ce fut heureux.
»Henri ouvrit le châssis au moment où les pas se faisaient entendre de nouveau dans l'escalier. Je m'accrochais aux branches du liége, tandis qu'il s'élançait vers la porte.
» – Quand tu seras en bas, me dit-il encore, tu jetteras un petit caillou dans la chambre… ce sera le signal… Ensuite, tu te glisseras le long de la haie jusqu'à la rivière.
»J'étais encore tout contre la fenêtre lorsque j'entendis le bruit de la pince qu'on introduisait sous la porte. Je restais, je voulais voir.
» – Descends! descends! fit Henri avec impatience.
»J'obéis. – En bas, je pris un petit caillou que je lançai par l'ouverture de la croisée.
»J'entendis aussitôt un sourd fracas à l'étage supérieur. Ce devait être la porte qu'on forçait. Cela m'ôta mes jambes. Je restai clouée à ma place.
»Deux coups de feu retentirent dans la chambre, puis Henri m'apparut debout sur l'appui de la croisée.
»D'un saut, et sans s'aider des liéges, il fut auprès de moi.
» – Ah! malheureuse! fit-il en me voyant, je te croyais déjà sauvée!.. Ils vont tirer!
»Il m'enlevait déjà dans ses bras, – plusieurs détonations se firent à la croisée. – Je le sentis violemment tressaillir.
» – Êtes-vous blessé?.. m'écriai-je.
Il était au milieu du verger. Il s'arrêta en pleine lumière, et, tournant sa poitrine vers les bandits, qui rechargèrent leurs armes à la croisée, il cria par deux fois:
» – Lagardère! Lagardère!..
»Puis il franchit la haie et gagna la rivière.
»On nous poursuivait. – L'Arga est en ce lieu rapide et profonde. – Je cherchais déjà des yeux un batelier, lorsque Henri, sans ralentir sa course et me tenant toujours dans ses bras, se jeta au milieu du courant.
»C'était un jeu pour lui, je le vis bien; d'une main, il m'élevait au-dessus de sa tête; de l'autre, il fendait le fil de l'eau. Nous gagnâmes la rive opposée en quelques minutes.
»Nos ennemis se consultaient sur l'autre bord.
» – Ils vont chercher le gué, dit Henri; nous ne sommes pas encore sauvés.
»Il me réchauffait contre sa poitrine, car j'étais trempée et je grelottais.
»Nous entendîmes bientôt les chevaux galoper sur l'autre rive… Nos ennemis cherchaient le gué pour passer l'Arga et nous poursuivre. Ils comptaient bien que nous ne pourrions leur échapper longtemps.
»Quand le bruit de leur course s'étouffa au lointain, Henri rentra dans l'eau et traversa de nouveau l'Arga en droite ligne.
» – Nous voici en sûreté, ma petite Aurore, me dit-il en touchant le bord à l'endroit même d'où nous étions partis… Maintenant, il faut te sécher et me panser…
» – Je savais bien que vous étiez blessé! m'écriai-je.
» – Bagatelle… viens!
»Il se dirigeait vers la maison du fermier qui nous avait trahis. – Le fermier et sa femme riaient et causaient dans leur salle basse, ayant entre eux un bon brasier ardent.
»Terrasser l'homme et le garrotter en un seul paquet avec sa femme fut pour Henri l'affaire d'un instant.
» – Taisez-vous! leur dit-il, – car ils croyaient qu'on allait les tuer et poussaient des cris lamentables. J'ai vu le temps où j'aurais mis le feu à votre taudis, comme vous l'avez mérité si bien… mais il ne vous sera point fait de mal: voici l'ange qui vous garde!
»Il passait sa main dans mes cheveux mouillés.
»Je voulus l'aider à se panser. Sa blessure était à l'épaule et saignait abondamment par les efforts qu'il avait faits. Pendant que mes habits séchaient, j'étais enveloppée dans son grand manteau, qu'il avait laissé en fuyant dans la chambre du haut. Je fis de la charpie; je bandai sa plaie. Il me dit:
» – Je ne souffre plus… tu m'as guéri!
» – Le fermier gentilhomme et sa femme ne bougeaient pas plus que s'ils eussent été morts.
»Vers trois heures de nuit, nous quittâmes la maison, montés sur une grande vieille mule qu'Henri avait prise à l'écurie et pour laquelle il jeta deux pièces d'or sur la table.
»En partant, il dit au mari et à la femme:
» – S'ils reviennent, présentez-leur les compliments du chevalier de Lagardère et dites-leur ceci: «Dieu et la Vierge protégent l'orpheline…» En ce moment, Lagardère n'a pas le loisir de s'occuper d'eux… mais l'heure viendra!
»La vieille grande mule valait mieux qu'elle n'en avait l'air. Nous arrivâmes à Estella vers le point du jour et nous fîmes marché avec un arriero pour gagner Burgos, de l'autre côté des montagnes. Henri voulait s'éloigner définitivement des frontières de France. Ses ennemis étaient des Français.
«Il avait dessein de ne s'arrêter qu'à Madrid.
«Nous autres, pauvres enfants, nous avons le champ libre. Notre imagination travaille toujours, dès qu'il s'agit de nos parents inconnus. – Êtes-vous bien riche, ma mère? – Il faut que vous soyez grande pour que cette poursuite obstinée se soit attachée à votre fille.
»Si vous êtes riche, vous ne pouvez guère vous faire idée d'un long voyage, à travers cette belle et noble terre d'Espagne, étalant sa misère orgueilleuse sous les splendides éblouissements de son ciel.
»La misère est mauvaise au cœur de l'homme. Je sais cela quoique je sois bien jeune. Cette chevaleresque race de vainqueurs des Maures est déchue. Les fils du Cid sont menteurs, voleurs et lâches. De toutes leurs anciennes et illustres qualités, ils n'ont gardé que l'orgueil.
»Un orgueil de comédie, un orgueil poltron, drapé dans des lambeaux: l'orgueil de ces spadassins pour rire, que Polichinelle met en fuite avec son bâton.
»Le paysage est merveilleux, les habitants sont tristes, paresseux, plongés jusqu'au cou dans la malpropreté honteuse. – Cette belle fille qui passe, poétique de loin et portant avec grâce sa corbeille de fruits, ce n'est pas la peau de son visage que vous voyez, c'est un masque épais de souillures.
»Il y a des fleuves pourtant; mais l'Espagnol n'a pas encore découvert l'usage de l'eau. Son corps frileux fuit les ablutions. – Ce paradis tout planté d'orangers en fleurs a d'autres parfums que la fleur d'oranger.
»Quand il y a quelque part cent voleurs de grand chemin, cela s'appelle un village. On nomme un alcade. L'alcade et tous ses administrés sont également gentilshommes. – Autour du village, la terre reste en friche. Il passe toujours bien assez de voyageurs, si déserte que soit la route, pour que les cent et un gentilshommes et leurs familles aient un oignon à manger par jour.
»L'alcade, meilleur gentilhomme que ses concitoyens, est aussi plus voleur et plus gourmand. On a vu de ces autocrates manger jusqu'à deux oignons en vingt-quatre heures. – Mais ceux qui font ainsi un dieu de leur ventre finissent mal. L'espingole les guette. Il ne faut pas que l'opulence abuse insolemment des dons du ciel.
»Il est rare qu'on trouve à manger dans les auberges. Elles sont instituées pour couper la gorge aux voyageurs, qui s'en vont sans souper dans l'autre monde.
»Le posadero, homme fier et taciturne, vous fournit un petit tas de paille recouvert d'une loque grise: c'est un lit. – Si par hasard on ne vous a pas égorgé dans la nuit, vous payez et vous