Un été dans le Sahara. Fromentin Eugène
bruns, au cou maigre, couchés sur des mamelons stériles, terre nue comme le sable et aussi blonde que des moissons.
Au milieu de tout cela, il n'y avait donc qu'une petite ombre, celle où reposaient les voyageurs, et qu'un peu de bruit, celui qui se faisait dans la tente.
Et de ce tableau, que je copie sur nature, mais auquel il manquera la grandeur, l'éclat et le silence, et que je voudrais décrire avec des signes de flammes et des mots dits tout bas, je ne garderai qu'une seule note qui contient tout: «Bois en paix.»
La vallée de l'Oued-el-Akoum, qui se rétrécit et se dépouille encore à mesure qu'on avance au sud, rencontre le Chéliff à trois heures de là, et débouche, comme je te l'ai dit, entre Boghar et Boghari, dans une autre vallée courant en sens contraire, de l'est à l'ouest, et celle-ci tout à fait aride.
Boghar apparaît de fort loin, posée sur sa montagne pointue, comme une tache grisâtre parmi des massifs verts. Ce n'est au contraire qu'en entrant dans la vallée du Chéliff qu'on découvre, à main gauche, au fond d'un amphithéâtre désolé, mais flamboyant de lumière, le petit village de Boghari, perché sur son rocher.
C'est bizarre, frappant; je ne connaissais rien de pareil, et jusqu'à présent je n'avais rien imaginé d'aussi complètement fauve, – disons le mot qui me coûte à dire, – d'aussi jaune. Je serais désolé qu'on s'emparât du mot, car on a déjà trop abusé de la chose; le mot d'ailleurs est brutal; il dénature un ton de toute finesse et qui n'est qu'une apparence. Exprimer l'action du soleil sur cette terre ardente en disant que cette terre est jaune, c'est enlaidir et gâter tout. Autant vaut donc ne pas parler de couleur et déclarer que c'est très beau; libre à ceux qui n'ont pas vu Boghari d'en fixer le ton d'après la préférence de leur esprit.
Le village est blanc, veiné de brun, veiné de lilas. Il domine un petit ravin, formant égout, où végètent par miracle deux ou trois figuiers très verts et autant de lentisques, et qui semble taillé dans un bloc de porphyre ou d'agate, tant il est richement marbré de couleurs, depuis la lie de vin jusqu'au rouge sang. Hormis ces quelques rejetons poussés sous les gouttières du village, il n'y a rien autour de Boghari qui ressemble à un arbre, pas même à de l'herbe. Le sol, en quelques endroits sablonneux, est partout aussi nu que de la cendre. Nous campons au pied du village, sur un terrain battu, qui a l'apparence d'un champ de foire, et où bivouaquent les caravanes du Sud. Depuis hier, nous y vivons en compagnie des vautours, des aigles et des corbeaux.
Ici, point de réception. Le pays est pauvre; et forcés de pourvoir nous-mêmes à nos divertissements, nous avons fait venir, cette nuit, de Boghari, des danseuses et des musiciens.
Tu sauras que Boghari, qui sert de comptoir et d'entrepôt aux nomades, est peuplée de jolies femmes, venues pour la plupart des tribus sahariennes Ouled-Nayl, A'r'azlia, etc., où les mœurs sont faciles, et dont les filles ont l'habitude d'aller chercher fortune dans les tribus environnantes. Les Orientaux ont des noms charmants pour déguiser l'industrie véritable de ce genre de femmes; faute de mieux, j'appellerai celles-ci des danseuses.
On alluma donc de grands feux en avant de la tente rouge qui nous sert de salle à manger; et pendant ce temps on dépêcha quelqu'un vers le village. Tout le monde y dormait, car il était dix heures, et l'on eut sans doute quelque peine à réveiller ces pauvres gens; pourtant, au bout d'une bonne heure d'attente, nous vîmes un feu, comme une étoile plus rouge que les autres, se mouvoir dans les ténèbres à hauteur du village; puis le son languissant de la flûte arabe descendit à travers la nuit tranquille et vint nous apprendre que la fête approchait.
Cinq ou six musiciens armés de tambourins et de flûtes, autant de femmes voilées, escortées d'un grand nombre d'Arabes qui s'invitaient d'eux-mêmes au divertissement, apparurent enfin au milieu de nos feux, y formèrent un grand cercle, et le bal commença.
Ceci n'était pas du Delacroix. Toute couleur avait disparu pour ne laisser voir qu'un dessin tantôt estompé d'ombres confuses, tantôt rayé de larges traits de lumière, avec une fantaisie, une audace, une furie d'effet sans pareilles. C'était quelque chose comme la Ronde de nuit de Rembrandt, ou plutôt, comme une de ses eaux-fortes inachevées. Des têtes coiffées de blanc et comme enlevées à vif d'un revers de burin, des bras sans corps, des mains mobiles, dont on ne voyait pas les bras, des yeux luisants et des dents blanches au milieu de visages presque invisibles, la moitié d'un vêtement attaqué tout à coup en lumière et dont le reste n'existait pas, émergeaient au hasard et avec d'effrayants caprices d'une ombre opaque et noire comme de l'encre. Le son étourdissant des flûtes sortait on ne voyait pas d'où, et quatre tambourins de peau, qui se montraient à l'endroit le plus éclairé du cercle, comme de grands disques dorés, semblaient s'agiter et retentir d'eux-mêmes. Nos feux, qu'on entretenait de branchages secs, pétillaient et s'enveloppaient de longs tourbillons de fumée mêlés de paillettes de braise. En dehors de cette scène étrange, on ne voyait ni bivouac, ni ciel, ni terre; au-dessus, autour, partout, il n'y avait plus rien que le noir, ce noir absolu qui doit exister seulement dans l'œil éteint des aveugles.
Aussi, la danseuse, debout au centre de cette assemblée attentive à l'examiner, se remuant en cadence avec de longues ondulations de corps ou de petits trépignements convulsifs, tantôt la tête à moitié renversée dans une pamoison mystérieuse, tantôt ses belles mains (les mains sont en général fort belles) allongées et ouvertes, comme pour une conjuration, la danseuse, au premier abord, et malgré le sens très évident de sa danse, avait-elle aussi bien l'air de jouer une scène de Macbeth, que de représenter autre chose.
Cette autre chose est, au fond, l'éternel thème amoureux sur lequel chaque peuple a brodé ses propres fantaisies, et dont chaque peuple, excepté nous, a su faire une danse nationale.
Tu connais la danse des Mauresques. Elle a son intérêt, qui vient de la richesse encore plus que du bon goût des costumes. Mais, en somme, elle est insignifiante ou tout à fait grossière. Elle fait pendant aux licencieuses parades de Garageuz et ne peut pas s'empêcher, dans tous les cas, de sentir un peu le mauvais lieu.
La danse arabe, au contraire, la danse du Sud, exprime avec une grâce beaucoup plus réelle, beaucoup plus chaste, et dans une langue mimique infiniment plus littéraire, tout un petit drame passionné, plein de tendres péripéties; elle évite surtout les agaceries trop libres qui sont un gros contresens de la part de la femme arabe.
La danseuse ne montre d'abord qu'à regret son pâle visage entouré d'épaisses nattes de cheveux tressés de laines; elle le cache à demi dans son voile; elle se détourne, hésite, en se sentant sous les regards des hommes, tout cela avec de doux sourires et des feintes de pudeur exquises. Puis obéissant à la mesure qui devient plus vive, elle s'émeut, son pas s'anime, son geste s'enhardit. Alors commence, entre elle et l'amant invisible qui lui parle par la voix des flûtes, une action des plus pathétiques: la femme fuit, elle élude, mais un mot plus doux la blesse au cœur: elle y porte la main, moins pour s'en plaindre que pour montrer qu'elle est atteinte, et de l'autre, avec un geste d'enchanteresse, elle écarte à regret son doux ennemi. Ce ne sont plus alors que des élans mêlés de résistance; on sent qu'elle attire en voulant se défendre; ce long corps souple et caressant se contourne en des émotions extrêmes, et ces deux bras jetés en avant, pour les derniers refus, vont défaillir.
J'abrège; toute cette pantomime est fort longue et dure, jusqu'à ce que la musique, qui se fatigue au moins autant que la danseuse, en ait assez, et termine, en manière de point d'orgue, par un terrible charivari des flûtes et des tambourins.
Notre danseuse, qui n'était pas jolie, avait ce genre de beauté qui convenait à la danse. Elle portait à merveille son long voile blanc et son haïk rouge sur lequel étincelait toute une profusion de bijoux; et quand elle étendait ses bras nus ornés de bracelets jusqu'aux coudes et faisait mouvoir ses longues mains un peu maigres avec un air de voluptueux effroi, elle était décidément superbe.
Il est douteux que j'y prisse un plaisir aussi vif que nos Arabes; mais j'eus là du moins une vision qui restera dans mes souvenirs de voyage à côté de la fileuse dont je t'ai parlé tant de fois.
Je ne sais point à quelle heure a fini la fête. Au train dont elle allait, peut-être aurait-elle duré