De l'origine des espèces. Darwin Charles

De l'origine des espèces - Darwin Charles


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      De l'origine des espèces

      NOTICE HISTORIQUE SUR LES PROGRÈS DE L'OPINION RELATIVE À L'ORIGINE DES ESPÈCES AVANT LA PUBLICATION DE LA PREMIÈRE ÉDITION ANGLAISE DU PRÉSENT OUVRAGE

      Je me propose de passer brièvement en revue les progrès de l'opinion relativement à l'origine des espèces. Jusque tout récemment, la plupart des naturalistes croyaient que les espèces sont des productions immuables créées séparément. De nombreux savants ont habilement soutenu cette hypothèse. Quelques autres, au contraire, ont admis que les espèces éprouvent des modifications et que les formes actuelles descendent de formes préexistantes par voie de génération régulière. Si on laisse de côté les allusions qu'on trouve à cet égard dans les auteurs de l'antiquité, [Aristote, dans ses Physicoe Auscultationes (lib. II, cap. VIII, § 2), après avoir remarqué que la pluie ne tombe pas plus pour faire croître le blé qu'elle ne tombe pour l'avarier lorsque le fermier le bat en plein air, applique le même argument aux organismes et ajoute (M. Clair Grece m'a le premier signalé ce passage): «Pourquoi les différentes parties (du corps) n'auraient- elles pas dans la nature ces rapports purement accidentels? Les dents, par exemple, croissent nécessairement tranchantes sur le devant de la bouche, pour diviser les aliments les molaires plates servent à mastiquer; pourtant elles n'ont pas été faites dans ce but, et cette forme est le résultat d'un accident. Il en est de même pour les autres parties qui paraissent adaptées à un but. Partout donc, toutes choses réunies (c'est-à-dire l'ensemble des parties d'un tout) se sont constituées comme si elles avaient été faites en vue de quelque chose; celles façonnées d'une manière appropriée par une spontanéité interne se sont conservées, tandis que, dans le cas contraire, elles ont péri et périssent encore.» On trouve là une ébauche des principes de la sélection naturelle; mais les observations sur la conformation des dents indiquent combien peu Aristote comprenait ces principes.] Buffon est le premier qui, dans les temps modernes, a traité ce sujet au point de vue essentiellement scientifique. Toutefois, comme ses opinions ont beaucoup varié à diverses époques, et qu'il n'aborde ni les causes ni les moyens de la transformation de l'espèce, il est inutile d'entrer ici dans de plus amples détails sur ses travaux.

      Lamarck est le premier qui éveilla par ses conclusions une attention sérieuse sur ce sujet. Ce savant, justement célèbre, publia pour la première fois ses opinions en 1801; il les développa considérablement, en 1809, dans sa Philosophie zoologique, et subséquemment, en 1815, dans l'introduction à son Histoire naturelle des animaux sans vertèbres. Il soutint dans ces ouvrages la doctrine que toutes les espèces, l'homme compris, descendent d'autres espèces. Le premier, il rendit à la science l'éminent service de déclarer que tout changement dans le monde organique, aussi bien que dans le monde inorganique, est le résultat d'une loi, et non d'une intervention miraculeuse. L'impossibilité d'établir une distinction entre les espèces et les variétés, la gradation si parfaite des formes dans certains groupes, et l'analogie des productions domestiques, paraissent avoir conduit Lamarck à ses conclusions sur les changements graduels des espèces. Quant aux causes de la modification, il les chercha en partie dans l'action directe des conditions physiques d'existence, dans le croisement des formes déjà existantes, et surtout dans l'usage et le défaut d'usage, c'est-à-dire dans les effets de l'habitude. C'est à cette dernière cause qu'il semble rattacher toutes les admirables adaptations de la nature, telles que le long cou de la girafe, qui lui permet de brouter les feuilles des arbres. Il admet également une loi de développement progressif; or, comme toutes les formes de la vie tendent ainsi au perfectionnement, il explique l'existence actuelle d'organismes très simples par la génération spontanée. [C'est à l'excellente histoire d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire (Hist. nat. générale, 1859, t. II, p. 405) que j'ai emprunté la date de la première publication de Lamarck; cet ouvrage contient aussi un résumé des conclusions de Buffon sur le même sujet. Il est curieux de voir combien le docteur Erasme Darwin, mon grand-père, dans sa Zoonomia (vol. I, p. 500-510), publiée en 1794, a devancé Lamarck dans ses idées et ses erreurs. D'après Isidore Geoffroy, Goethe partageait complètement les mêmes idées, comme le prouve l'introduction d'un ouvrage écrit en 1794 et 1795, mais publié beaucoup plus tard. Il a insisté sur ce point (Goethe als Naturforscher, par le docteur Karl Meding, p. 34), que les naturalistes auront à rechercher, par exemple, comment le bétail a acquis ses cornes, et non à quoi elles servent. C'est là un cas assez singulier de l'apparition à peu près simultanée d'opinions semblables, car il se trouve que Goethe en Allemagne, le docteur Darwin en Angleterre, et Geoffroy Saint-Hilaire en France arrivent, dans les années 1794-95, à la même conclusion sur l'origine des espèces.]

      Geoffroy Saint-Hilaire, ainsi qu'on peut le voir dans l'histoire de sa vie, écrite par son fils, avait déjà, en 1795, soupçonné que ce que nous appelons les espèces ne sont que des déviations variées d'un même type. Ce fut seulement en 1828 qu'il se déclara convaincu que les mêmes formes ne se sont pas perpétuées depuis l'origine de toutes choses; il semble avoir regardé les conditions d'existence ou le monde ambiant comme la cause principale de chaque transformation. Un peu timide dans ses conclusions, il ne croyait pas que les espèces existantes fussent en voie de modification; et, comme l'ajoute son fils, «c'est donc un problème à réserver entièrement à l'avenir, à supposer même que l'avenir doive avoir prise sur lui.»

      Le docteur W. – C. Wells, en 1813, adressa à la Société royale un mémoire sur une «femme blanche, dont la peau, dans certaines parties, ressemblait à celle d'un nègre», mémoire qui ne fut publié qu'en 1818 avec ses fameux Two Essays upon Dew and Single Vision. Il admet distinctement dans ce mémoire le principe de la sélection naturelle, et c'est la première fois qu'il a été publiquement soutenu; mais il ne l'applique qu'aux races humaines, et à certains caractères seulement. Après avoir remarqué que les nègres et les mulâtres échappent à certaines maladies tropicales, il constate premièrement que tous les animaux tendent à varier dans une certaine mesure, et secondement que les agriculteurs améliorent leurs animaux domestiques par la sélection. Puis il ajoute que ce qui, dans ce dernier cas, est effectué par «l'art paraît l'être également, mais plus lentement, par la nature, pour la production des variétés humaines adaptées aux régions qu'elles habitent: ainsi, parmi les variétés accidentelles qui ont pu surgir chez les quelques habitants disséminés dans les parties centrales de l'Afrique, quelques-unes étaient sans doute plus aptes que les autres à supporter les maladies du pays. Cette race a dû, par conséquent, se multiplier, pendant que les autres dépérissaient, non seulement parce qu'elles ne pouvaient résister aux maladies, mais aussi parce qu'il leur était impossible de lutter contre leurs vigoureux voisins. D'après mes remarques précédentes, il n'y a pas à douter que cette race énergique ne fût une race brune. Or, la même tendance à la formation de variétés persistant toujours, il a dû surgir, dans le cours des temps, des races de plus en plus noires; et la race la plus noire étant la plus propre à s'adapter au climat, elle a dû devenir la race prépondérante, sinon la seule, dans le pays particulier où elle a pris naissance.» L'auteur étend ensuite ces mêmes considérations aux habitants blancs des climats plus froids. Je dois remercier M. Rowley, des États-Unis, d'avoir, par l'entremise de M. Brace, appelé mon attention sur ce passage du mémoire du docteur Wells.

      L'honorable et révérend W. Hebert, plus tard doyen de Manchester, écrivait en 1822, dans le quatrième volume des Horticultural Transactions, et dans son ouvrage sur les Amarylliadacées (1837, p. 19, 339), que «les expériences d'horticulture ont établi, sans réfutation possible, que les espèces botaniques ne sont qu'une classe supérieure de variétés plus permanentes.» Il étend la même opinion aux animaux, et croit que des espèces uniques de chaque genre ont été créées dans un état primitif très plastique, et que ces types ont produit ultérieurement, principalement par entre-croisement et aussi par variation, toutes nos espèces existantes.

      En 1826, le professeur Grant, dans le dernier paragraphe de son mémoire bien connu sur les spongilles (Edinburg Philos. Journal, 1826, t. XIV, p. 283), déclare nettement qu'il croit que les espèces descendent d'autres espèces, et qu'elles se perfectionnent dans le cours des modifications qu'elles subissent. Il a appuyé sur cette même opinion dans sa cinquante-cinquième conférence, publiée en 1834 dans the Lancet.

      En 1831, M. Patrick Matthew a publié un traité intitulé Naval Timber and Arboriculture, dans lequel il émet exactement la même opinion que celle que M. Wallace et moi avons exposée dans le Linnean Journal, et que je développe dans


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