La tentation de Saint Antoine. Gustave Flaubert

La tentation de Saint Antoine - Gustave Flaubert


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comprend qu'ils viennent pour tuer les Ariens.

      Tout à coup les rues se vident, – et l'on ne voit plus que des pieds levés.

      Les Solitaires maintenant sont dans la ville. Leurs formidables bâtons, garnis de clous, tournent comme des soleils d'acier. On entend le fracas des choses brisées dans les maisons. Il y a des intervalles de silence. Puis de grands cris s'élèvent.

      D'un bout à l'autre des rues, c'est un remous continuel de peuple effaré.

      Plusieurs tiennent des piques. Quelquefois, deux groupes se rencontrent, n'en font qu'un; et cette masse glisse sur les dalles, se disjoint, s'abat. Mais toujours les hommes à longs cheveux reparaissent.

      Des filets de fumée s'échappent du coin des édifices. Les battants des portes éclatent. Des pans de murs s'écroulent. Des architraves tombent.

      Antoine retrouve tous ses ennemis l'un après l'autre. Il en reconnaît qu'il avait oubliés; avant de les tuer, il les outrage. Il éventre, égorge, assomme, traîne les vieillards par la barbe, écrase les enfants, frappe les blessés. Et on se venge du luxe; ceux qui ne savent pas lire déchirent les livres; d'autres cassent, abîment les statues, les peintures, les meubles, les coffrets, mille délicatesses dont ils ignorent l'usage et qui, à cause de cela, les exaspèrent. De temps à autre, ils s'arrêtent tout hors d'haleine, puis recommencent.

      Les habitants, réfugiés dans les cours, gémissent. Les femmes lèvent au ciel leurs yeux en pleurs et leurs bras nus. Pour fléchir les Solitaires, elles embrassent leurs genoux; ils les renversent; et le sang jaillit jusqu'aux plafonds, retombe en nappes le long des murs, ruisselle du tronc des cadavres décapités, emplit les aqueducs, fait par terre de larges flaques rouges.

      Antoine en a jusqu'aux jarrets. Il marche dedans; il en hume les gouttelettes sur ses lèvres, et tressaille de joie à le sentir contre ses membres, sous sa tunique de poils, qui en est trempée.

      La nuit vient. L'immense clameur s'apaise.

      Les Solitaires ont disparu.

      Tout à coup, sur les galeries extérieures bordant les neuf étages du Phare, Antoine aperçoit de grosses lignes noires comme seraient des corbeaux arrêtés. Il y court, et il se trouve au sommet.

      Un grand miroir de cuivre, tourné vers la haute mer, reflète les navires qui sont au large.

      Antoine s'amuse à les regarder; et à mesure qu'il les regarde, leur nombre augmente.

      Ils sont tassés dans un golfe ayant la forme d'un croissant. Par derrière, sur un promontoire, s'étale une ville neuve d'architecture romaine, avec des coupoles de pierre, des toits coniques, des marbres roses et bleus, et une profusion d'airain appliquée aux volutes des chapiteaux, à la crête des maisons, aux angles des corniches. Un bois de cyprès la domine. La couleur de la mer est plus verte, l'air plus froid. Sur les montagnes à l'horizon, il y a de la neige.

      Antoine cherche sa route, quand un homme l'aborde et lui dit: «Venez! on vous attend!»

      Il traverse un forum, entre dans une cour, se baisse sous une porte; et il arrive devant la façade du palais, décoré par un groupe en cire qui représente l'empereur Constantin terrassant un dragon. Une vasque de porphyre porte à son milieu une conque en or pleine de pistaches. Son guide lui dit qu'il peut en prendre. Il en prend.

      Puis il est comme perdu dans une succession d'appartements.

      On voit le long des murs en mosaïque, des généraux offrant à l'Empereur sur le plat de la main des villes conquises. Et partout, ce sont des colonnes de basalte, des grilles en filigrane d'argent, des sièges d'ivoire, des tapisseries brodées de perles. La lumière tombe des voûtes, Antoine continue à marcher. De tièdes exhalaisons circulent; il entend, quelquefois, le claquement discret d'une sandale. Postés dans les antichambres, des gardiens, – qui ressemblent à des automates, – tiennent sur leurs épaules des bâtons de vermeil.

      Enfin, il se trouve au bas d'une salle terminée au fond par des rideaux d'hyacinthe. Ils s'écartent, et découvrent l'Empereur, assis sur un trône, en tunique violette, et chaussé de brodequins rouges à bandes noires.

      Un diadème de perles contourne sa chevelure disposée en rouleaux symétriques. Il a les paupières tombantes, le nez droit, la physionomie lourde et sournoise. Aux coins du dais étendu sur sa tête quatre colombes d'or sont posées, et au pied du trône deux lions d'émail accroupis. Les colombes se mettent à chanter, les lions à rugir, l'Empereur roule des yeux, Antoine s'avance; et tout de suite, sans préambule, ils se racontent des événements. Dans les villes d'Antioche, d'Éphèse et d'Alexandrie, on a saccagé les temples et fait avec les statues des dieux, des pots et des marmites; l'Empereur en rit beaucoup. Antoine lui reproche sa tolérance envers les Novatiens. Mais l'Empereur s'emporte; Novatiens, Ariens, Meléciens, tous l'ennuient. Cependant il admire l'épiscopat, car les chrétiens relevant des évêques, qui dépendent de cinq ou six personnages, il s'agit de gagner ceux-là pour avoir à soi tous les autres. Aussi n'a-t-il pas manqué de leur fournir des sommes considérables. Mais il déteste les pères du Concile de Nicée. – «Allons-les voir!» Antoine le suit.

      Et ils se trouvent, de plain-pied, sur une terrasse.

      Elle domine un hippodrome, rempli de monde et que surmontent des portiques, où le reste de la foule se promène. Au centre du champ de course s'étend une plate-forme étroite, portant sur sa longueur un petit temple de Mercure, la statue de Constantin, trois serpents de bronze entrelacés, à un bout de gros oeufs en bois, et à l'autre sept dauphins la queue en l'air.

      Derrière le pavillon impérial, les Préfets des chambres, les Comtes des domestiques et les Patrices s'échelonnent jusqu'au premier étage d'une église, dont toutes les fenêtres sont garnies de femmes. A droite est la tribune de la faction bleue, à gauche celle de la verte, en dessous un piquet de soldats, et, au niveau de l'arène un rang d'arcs corinthiens; formant l'entrée des loges.

      Les courses vont commencer, les chevaux s'alignent. De hauts panaches, plantés entre leurs oreilles, se balancent au vent comme des arbres; et ils secouent, dans leurs bonds, des chars en forme de coquille, conduits par des cochers revêtus d'une sorte de cuirasse multicolore, avec des manches étroites du poignet et larges du bras, les jambes nues, toute la barbe, les cheveux rasés sur le front à la mode des Huns.

      Antoine est d'abord assourdi par le clapotement des voix. Du haut en bas, il n'aperçoit que des visages fardés, des vêtements bigarrés, des plaques d'orfévrerie; et le sable de l'arène, tout blanc, brille comme un miroir.

      L'Empereur l'entretient. Il lui confie des choses importantes, secrètes, lui avoue l'assassinat de son fils Crispus, lui demande même des conseils pour sa santé.

      Cependant Antoine remarque des esclaves au fond des loges. Ce sont les pères du Concile de Nicée, en haillons, abjects. Le martyr Paphnuce brosse la crinière d'un cheval, Théophile lave les jambes d'un autre, Jean peint les sabots d'un troisième, Alexandre ramasse du crottin dans une corbeille.

      Antoine passe au milieu d'eux. Ils font la haie, le prient d'intercéder, lui baisent les mains. La foule entière les hue; et il jouit de leur dégradation, démesurément. Le voilà devenu un des grands de la Cour, confident de l'Empereur, premier ministre! Constantin lui pose son diadème sur le front. Antoine le garde, trouvant cet honneur tout simple.

      Et bientôt se découvre sous les ténèbres une salle immense, éclairée par des candélabres d'or.

      Des colonnes, à demi perdues dans l'ombre tant elles sont hautes, vont s'alignant à la file en dehors des tables qui se prolongent jusqu'à l'horizon, – où apparaissent dans une vapeur lumineuse des superpositions d'escaliers, des suites d'arcades, des colosses, des tours, et par derrière une vague bordure de palais que dépassent des cèdres, faisant des masses plus noires sur l'obscurité.

      Les convives, couronnés de violettes, s'appuient du coude contre des lits très-bas. Le long de ces deux rangs des amphores qu'on incline versent du vin; – et tout au fond, seul, coiffé de la tiare et couvert d'escarboucles, mange et boit le roi Nabuchodonosor.

      A sa droite et à sa gauche, deux théories de prêtres en bonnets pointus balancent des


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