Le corricolo. Dumas Alexandre
rien, comme chacun sait; en conséquence, dès que Ferdinand fut rentré dans sa très fidèle ville de Naples, qui a conservé ce titre malgré ses vingt-six révoltes tant contre ses vice-rois que ses rois, l'Angleterre présenta ses comptes par l'organe de son ambassadeur. Sir W. A'Court profita de cette occasion, et à l'article des titres, cordons et faveurs, il glissa, espérant que l'ensemble seul frapperait le roi et qu'il négligerait les détails, cette ligne de sa plus imperceptible écriture:
M. de Soval sera nommé marquis.
Mais l'instinct a des yeux de lynx; Sa Majesté napolitaine, qui, comme on le sait, avait la haine des rapports, mémoires, lettres, etc., et qui signait ordinairement tout ce qu'on lui présentait sans rien lire, flaira, dans l'arrêté des comptes que lui présentait son amie la Grande-Bretagne, une odeur de roture qui lui monta au cerveau. Il chercha d'où la chose pouvait venir, et comme un limier ferme sur sa piste, il arriva droit à l'article concernant le pauvre Soval.
Malheureusement, cette fois, il n'y avait pas moyen de refuser; mais Ferdinand voulut, puisqu'on le violentait, que la nomination même du futur marquis portât avec elle protestation de la violence. En conséquence, au dessous du mot accordé, il écrivit de sa propre main:
«Mais uniquement pour donner une preuve de la grande considération que le roi de Naples a pour son haut et puissant allié le roi de la Grande-Bretagne.»
Puis il signa, cette fois-ci, non pas avec sa griffe, mais avec sa plume; ce qui fit que, grâce au tremblement dont sa main était agitée, la signature du titre est à peu près indéchiffrable.
N'importe, lisible ou non, la signature était donnée, et Soval était enfin – marquis de Soval.
Le fils du pauvre fermier Neodad pensa devenir fou de joie à cette nouvelle; peu s'en fallut qu'il ne courût en chemise dans les rues de Naples, comme deux mille ans auparavant son compatriote Archimède avait fait dans les rues de Syracuse. Quiconque se trouva sur son chemin pendant les trois premiers jours fut embrassé sans miséricorde. Il n'y avait plus pour le bienheureux Soval ni ami ni ennemi: il portait la création tout entière dans son coeur. Comme Jacob Ortis, il eût voulu répandre des fleurs sur la tête de tous les hommes.
A son avis, il n'avait plus rien à désirer; il n'avait, pensait-il, qu'à se présenter avec son nouveau titre à toutes les portes de Naples, et toutes les portes lui seraient ouvertes. Toutes les portes lui furent ouvertes, effectivement, excepté une seule. Cette porte était celle du palais royal, à laquelle le malheureux frappait depuis vingt ans.
Heureusement le marquis de Soval, comme on a pu s'en apercevoir dans le cours de cette narration, n'était pas facile à rebuter; il mit le nouvel affront qu'il venait de recevoir près des vieux affronts qu'il avait reçus, et se creusa la tête pour trouver un moyen d'entrer, ne fût-ce qu'une seule fois en sa vie, dans ce bienheureux palais, qui était l'Éden aristocratique auquel il avait éternellement visé.
Le carnaval de l'an de grâce 1816 sembla arriver tout exprès pour lui fournir cette occasion. Le nouveau marquis, qui, grâce à la faveur toute particulière dont l'honorait la reine, s'était lié avec ce qu'il y avait de mieux dans l'aristocratie des deux royaumes, proposa à plusieurs jeunes gens de Naples et de Palerme d'exécuter un carrousel sous les fenêtres du palais royal. La proposition eut le plus grand succès, et celui qui avait eu l'idée du divertissement reçut mission de l'organiser.
Le carrousel fut splendide; chacun avait fait assaut de magnificence, tout Naples voulut le voir. Il n'y eut qu'une seule personne qu'on ne put jamais déterminer à s'approcher de son balcon: cette personne c'était le roi.
Sa Majesté napolitaine avait appris que le directeur de l'oeuvre chorégraphique en question était le marquis de Soval, et il n'avait pas voulu voir le carrousel afin de ne pas voir le marquis.
Un autre que notre héros se serait tenu pour battu, il n'en fut point ainsi; c'était un gaillard qui, pareil au renard de La Fontaine, avait plus d'un tour dans son bissac: il résolut de mettre son antagoniste royal au pied du mur.
Le soir même du carrousel, il y avait à la cour bal costumé. Or, le carrousel n'avait été inventé que dans le but d'attirer une invitation à son inventeur. Le but ayant été manqué, puisque, le carrousel exécuté, l'invitation n'était pas venue, le marquis proposa à ses compagnons d'envoyer une députation au roi pour le prier d'accorder à tous les acteurs de la mascarade la permission d'exécuter le soir au bal de la cour, et à pied, le ballet qu'ils avaient exécuté le matin sur la place et à cheval. Comme tous les compagnons du marquis avaient leurs entrées au palais et étaient invités à la soirée royale, ils ne virent aucun inconvénient à la proposition et nommèrent une députation pour la porter au roi. Le marquis aurait bien voulu être de cette députation; mais, malheureusement, de peur d'éveiller quelques unes de ces susceptibilités ou de ces jalousies qui ne manquent jamais de surgir en pareil cas, on décida que le sort désignerait les quatre ambassadeurs. Notre héros était dans son mauvais jour: son nom resta au fond du chapeau, si ardente que fut sa prière mentale pour qu'il sorti. Les quatre élus se présentèrent à la porte du palais, qui s'ouvrit aussitôt pour eux, et, sur la simple audition de leurs noms et qualités, furent introduits devant le roi Ferdinand, à qui ils exposèrent le but de leur visite. Ferdinand vit d'où venait le coup; mais, comme nous l'avons dit, c'était un vrai Saint-Georges pour la parade.
– Messieurs, dit-il, tous ceux d'entre vous à qui leur naissance donne entrée chez moi pourront y venir ce soir, soit avec leur costume du carrousel, soit avec tel autre costume qui leur conviendra.
La réponse était claire. Aussi arriva-t-elle directement à son adresse. Le pauvre marquis vit que c'était un parti pris, et que, si fin et si entêté qu'il fût, il avait affaire encore à plus rusé et plus tenace que lui. Il perdit courage, et de ce moment ne fit plus aucune tentative pour vaincre la répugnance du roi à son égard. Cette répugnance du roi des lazzaroni ne venait point de l'état qu'avait exercé le pauvre marquis, mais de l'infériorité sociale dans laquelle il était né.
Au reste, si le roi Nasone avait son Croquemitaine qu'il ne voulait voir ni de près ni de loin, il avait d'un autre côté son Jocrisse, dont il ne pouvait pas se passer.
Ce Jocrisse était monseigneur Perelli.
XIV
Anecdotes
Chaque pays a sa queue rouge qui résume dans une seule individualité la bêtise générale de la nation: Milan a Girolamo, Rome a Cassandre. Florence a Stentarelle, Naples a monsignor Perelli.
Monsignor Perelli est le bouc émissaire de toutes les sottises dites et faites à Naples pendant la dernière moitié du dernier siècle. Pendant cinquante ans qu'il a vécu, monsignor Perelli a défrayé de lazzis, d'anecdotes et de quolibets la capitale et la province, et depuis quarante ans que monsignor Perelli est mort, comme on n'a encore trouvé personne digne de le remplacer, c'est à lui que l'on continue d'attribuer tout ce qui se dit de mieux dans ce genre.
Monsignor Perelli, ainsi que l'indique son titre, avait suivi la carrière de la prélature et était arrivé aux bas rouges, ce qui est une position en Italie; puis, comme au bout du compte il était d'une probité reconnue, il avait été nommé trésorier de Saint-Janvier, place que, ses jocrisseries à part, il occupa honorablement pendant toute sa vie.
Monsignor Perelli était de bonne famille. Aussi, comme nous l'avons dit, était-il parfaitement reçu en cour; il faut dire qu'aux yeux du roi Ferdinand, comme aux yeux du roi Louis XIV, si un homme eût pu se passer d'aïeux, c'eût été un prêtre. Le pape, souverain temporel de Rome, roi spirituel du monde, n'est le plus souvent qu'un pauvre moine. Mais la question n'est point là. Monsignor Perelli était noble, et le roi Nasone n'avait pas même eu la peine de vaincre à son égard les répugnances que nous avons racontées à l'endroit du pauvre marquis de Soval.
Aussi Sa Majesté napolitaine, spirituelle et railleuse de sa nature, avait-elle vu tout de suite le parti qu'elle pouvait tirer d'un homme tel que monsignor Perelli. Comme le Charivari, qui tous les matins raconte un nouveau bon mot de M. Dupin et une nouvelle réponse fine de M. Sauzet, le roi Ferdinand demandait tous les matins à son lever: –