Le Speronare. Dumas Alexandre

Le Speronare - Dumas Alexandre


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nos lecteurs connaissent l'équipage de la Santa Maria di Pie di Gratta aussi bien que nous-même.

      Comme nous l'avons dit, tout l'équipage nous attendait sur le pont, et, amené sur son ancre, était prêt à partir. Je fis un dernier tour dans l'entrepont et dans la cabine pour m'assurer qu'on avait embarqué toutes nos provisions et tous nos effets. Dans l'entrepont, je trouvai Cama joyeusement établi entre les poulets et les canards destinés à notre table, et mettant en ordre sa batterie de cuisine. Dans la cabine, je trouvai nos lits tout couverts, et Milord déjà installé sur celui de son maître. Tout était donc à sa place et à son poste. Le capitaine alors s'approcha de moi et me demanda mes ordres; je lui dis d'attendre cinq minutes.

      Ces cinq minutes devaient être consacrées à donner de mes nouvelles à monsieur le comte de Ludorf. Je pris dans mon album une feuille de mon plus beau papier, et je lui écrivis la lettre suivante:

      «Monsieur le comte,

      Je suis désolé que Votre Excellence n'ait pas jugé à propos de me charger de ses commissions pour Naples; je m'en serais acquitté avec une fidélité qui lui eût été une certitude de la reconnaissance que j'ai gardée de ses bons procédés envers moi.

      Veuillez agréer, monsieur le comte, l'hommage des sentiments bien vifs que je vous ai voués, et dont un jour ou l'autre j'espère vous donner une preuve.

      [Note: Cette preuve s'est fait attendre jusqu'en 1841, époque où j'ai publié la première édition de ce livre; mais, comme on le voit, j'ai rattrapé le temps perdu, et j'espère que M. le comte de Ludorf, qui a pu m'accuser d'oubli, reviendra de son erreur sur mon compte, si par hasard ces lignes ont l'honneur de passer sous ses yeux.]

      ALEX. DUMAS

      Naples, ce 23 août 1835.»

      Pendant que j'écrivais, l'ancre avait été levée, et les rameurs s'étaient mis à babord et à tribord, leurs avirons à la main, et se tenant prêts à partir. Je demandai au capitaine un homme sûr pour remettre ma lettre à la poste; il me désigna un des spectateurs que notre départ avait attirés, et qui était de sa connaissance. Je lui fis passer, par l'entremise d'une longue perche, ma lettre accompagnée de deux carlini, et j'eus la satisfaction de voir aussitôt mon commissionnaire s'éloigner à toutes jambes dans la direction de la poste.

      Lorsqu'il eut disparu, je donnai le signal du départ. Les huit rames que nos hommes tenaient en l'air retombèrent ensemble et battirent l'eau à la fois. Dix minutes après, nous étions hors du port, et un quart d'heure plus tard, nous ouvrions toutes nos petites voiles à un excellent vent de terre qui promettait de nous mettre rapidement hors de la portée de tous les agents napolitains que monsieur le comte de Ludorf pourrait lancer à nos trousses.

      Ce bon vent nous accompagna pendant quinze ou vingt milles à peu près; mais, à la hauteur de Sorrente, il mollit, et bientôt tomba tout à fait, de sorte que nous fûmes obligés de marcher de nouveau à la rame. Cela nous donna le temps de nous apercevoir que la brise de mer nous avait ouvert l'appétit. En conséquence, parfaitement disposés à apprécier les qualités du protégé de monsieur Martin Zir, nous prîmes notre plus belle basse-taille, et nous appelâmes Cama. Personne ne répondit. Inquiets de ce silence, nous envoyâmes Pietro et Giovanni à sa recherche, et cinq minutes après, nous le vîmes apparaître à l'orifice de l'écoutille, pâle comme un spectre, et soutenu sous chaque bras par ceux que nous avions envoyés à sa recherche, et qui l'avaient trouvé étendu sans mouvement entre ses canards et ses poules. Il était évidemment impossible au pauvre diable de se rendre à nos ordres. A peine s'il pouvait se soutenir sur ses jambes, et il tournait les yeux d'une façon lamentable. Pensant que le grand air lui ferait du bien, nous fîmes aussitôt apporter un matelas sur le pont, et on le coucha au pied du mât; c'était très bien pour lui; mais pour nous, cela ne nous avançait pas à grand-chose. Nous nous regardions, Jadin et moi, d'un air assez déconcerté, lorsque Giovanni vint se mettre à nos ordres, s'efforçant de remplacer, pour le moment du moins, notre pauvre appassionato.

      On juge si nous acceptâmes la proposition. Le capitaine, qui n'était pas fier, reprit aussitôt la rame que Giovanni venait d'abandonner. Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, que nous entendîmes les gémissements d'une poule que l'on égorgeait; bientôt nous vîmes la fumée s'échapper par l'écoutille; puis nous entendîmes l'huile qui criait sur le feu. Un quart d'heure après, nous tirions chacun notre part d'un poulet à la provençale, auquel il manquait peut-être bien quelque chose selon la Cuisinière bourgeoise, mais que, grâce à ce susdit appétit qui s'était toujours maintenu en progrès, nous trouvâmes excellent. Dès lors nous fûmes rassurés sur notre avenir; Dieu nous rendait d'une main ce qu'il nous ôtait de l'autre.

      Vers les deux heures, nous nous trouvâmes à la hauteur de l'île de Caprée. Comme en perdant notre temps nous ne perdions pas grand-chose, attendu que, malgré le travail incessant de nos rameurs, nous ne faisions guère plus d'une demi-lieue à l'heure, je proposai à Jadin de descendre à terre pour visiter l'île de Tibère, et de monter jusqu'aux ruines de son palais, que nous apercevions au tiers à peu près de la hauteur du mont Solaro. Jadin accepta de tout coeur, pensant qu'il y aurait quelque beau point de vue à croquer. Nous fîmes part aussitôt de nos intentions au capitaine qui mit le cap sur l'île et, une heure après, nous entrions dans le port.

      CAPRÉE

      Il y a peu de points dans le monde qui offrent autant de souvenirs historiques que Caprée. Ce n'était qu'une île comme toutes les îles, plus riante peut-être, voilà tout, lorsqu'un jour Auguste résolut d'y faire un voyage. Au moment où il y abordait, un vieux chêne dont la sève semblait à tout jamais tarie releva ses branches desséchées et déjà penchées vers la terre, et dans la même journée l'arbre se couvrit de bourgeons et de feuilles. Auguste était l'homme aux présages; il fut si fort enchanté de celui-ci, qu'il proposa aux Napolitains de leur abandonner l'île d'Oenarie s'ils voulaient lui céder celle de Caprée. L'échange fut fait à cette condition. Auguste fit de Caprée un lieu de délices, y demeura quatre ans, et lorsqu'il mourut, légua l'île à Tibère.

      Tibère s'y retira à son tour, comme se retire dans son antre un vieux tigre qui se sent mourir. Là seulement, entouré de vaisseaux qui nuit et jour le gardaient, il se crut à l'abri du poignard et du poison. Sur ces roches où il n'y a plus aujourd'hui que des ruines, s'élevaient alors douze villas impériales, portant les noms des douze grandes divinités de l'Olympe; dans ces villas, dont chacune servait durant un mois de l'année de forteresse à l'empereur, et qui étaient soutenues par des colonnes de marbre dont les chapiteaux dorés soutenaient des frises d'agate, il y avait des bassins de porphyre où étincelaient les poissons argentés du Gange, des pavés de mosaïque dont les dessins étaient formés d'opale, d'émeraudes et de rubis; des bains secrets et profonds, où des peintures lascives éveillaient des désirs terribles en retraçant des voluptés inouïes. Autour de ces villas, aux flancs de ces montagnes nues aujourd'hui, s'élevaient alors deux forêts de cèdres et des bosquets d'orangers où se cachaient de beaux adolescents et de belles jeunes filles, qui, déguisés en faunes et en dryades, en satyres et en bacchantes, chantaient des hymnes à Vénus, tandis que d'invisibles instruments accompagnaient leurs voix amoureuses; et quand le soir était venu, quand une de ces nuits transparentes et étoilées comme l'Orient seul en sait faire pour l'amour, s'était abaissée sur la mer endormie; quand une brise embaumée, soufflant de Sorrente ou de Pompeïa, venait se mêler aux parfums que des enfants, vêtus en amours, brûlaient incessamment sur des trépieds d'or; quand des cris voluptueux, des harmonies mystérieuses, des soupirs étouffés, frémissaient vagues et confus comme si l'île amoureuse tressaillait de plaisir entre les bras d'un dieu marin, un phare immense s'allumait, qui semblait un soleil nocturne. Bientôt, à sa lueur, on voyait sortir de quelque grotte et marcher le long de la grève, entre son astrologue Thrasylle et son médecin Chariclès, un vieillard vêtu de pourpre, au cou raide et penché, au visage silencieux et morne, secouant de temps en temps une forêt de cheveux argentés qui retombaient sur ses larges épaules, ondulant comme la crinière d'un lion. Le vieillard laissait tomber de ses lèvres quelques mots rares et tardifs, tandis que sa main aux gestes efféminés caressait la tête d'un serpent privé qui dormait sur sa poitrine. Ces mots, c'étaient quelques vers grecs qu'il


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