Claire de Lune. Guy de Maupassant
que le soleil et qui semble destiné, tant il est discret, à éclairer des choses trop délicates et mystérieuses pour la grande lumière, s'en venait-il faire si transparentes les ténèbres?
Pourquoi le plus habile des oiseaux chanteurs ne se reposait-il pas comme les autres et se mettait-il à vocaliser dans l'ombre troublante?
Pourquoi ce demi-voile jeté sur le monde? Pourquoi ces frissons de coeur, cette émotion de l'âme, cet alanguissement de la chair?
Pourquoi ce déploiement de séductions que les hommes ne voyaient point, puisqu'ils étaient couchés en leurs lits? A qui étaient destinés ce spectacle sublime, cette abondance de poésie jetée du ciel sur la terre?
Et l'abbé ne comprenait point.
Mais voilà que là-bas, sur le bord de la prairie, sous la voûte des arbres trempés de brume luisante, deux ombres apparurent qui marchaient côte à côte.
L'homme était plus grand et tenait par le cou son amie, et, de temps en temps, l'embrassait sur le front. Ils animèrent tout à coup ce paysage immobile qui les enveloppait comme un cadre divin fait pour eux. Ils semblaient, tous deux, un seul être, l'être à qui était destinée cette nuit calme et silencieuse; et ils s'en venaient vers le prêtre comme une réponse vivante, la réponse que son Maître jetait à son interrogation.
Il restait debout, le coeur battant, bouleversé, et il croyait voir quelque chose de biblique, comme les amours de Ruth et de Booz, l'accomplissement d'une volonté du Seigneur dans un de ces grands décors dont parlent les livres saints. En sa tête se mirent à bourdonner les versets du Cantique des Cantiques, les cris d'ardeur, les appels des corps, toute la chaude poésie de ce poème brûlant de tendresse.
Et il se dit: «Dieu peut-être a fait ces nuits-là pour voiler d'idéal les amours des hommes.»
Et il reculait devant le couple embrassé qui marchait toujours. C'était sa nièce pourtant; mais il se demandait maintenant s'il n'allait pas désobéir à Dieu. Et Dieu ne permet-il point l'amour, puisqu'il l'entoure visiblement d'une splendeur pareille?
Et il s'enfuit, éperdu, presque honteux, comme s'il eût pénétré dans un temple où il n'avait pas le droit d'entrer.
UN COUP D'ÉTAT
Paris venait d'apprendre le désastre de Sedan. La République était proclamée. La France entière haletait au début de cette démence qui dura jusqu'après la Commune. On jouait au soldat d'un bout à l'autre du pays.
Des bonnetiers étaient colonels faisant fonctions de généraux; des revolvers et des poignards s'étalaient autour de gros ventres pacifiques enveloppés de ceintures rouges; des petits bourgeois devenus guerriers d'occasion commandaient des bataillons de volontaires braillards et juraient comme des charretiers pour se donner de la prestance.
Le seul fait de tenir des armes, de manier des fusils à systèmes affolait ces gens qui n'avaient jusqu'ici manié que des balances, et les rendait, sans aucune raison, redoutables au premier venu. On exécutait des innocents pour prouver qu'on savait tuer; on fusillait, en rôdant par les campagnes vierges encore de Prussiens, les chiens errants, les vaches ruminant en paix, les chevaux malades pâturant dans les herbages.
Chacun se croyait appelé à jouer un grand rôle militaire. Les cafés des moindres villages, pleins de commerçants en uniforme, ressemblaient à des casernes ou à des ambulances.
Le bourg de Canneville ignorait encore les affolantes nouvelles de l'armée et de la capitale; mais une extrême agitation le remuait depuis un mois, les partis adverses se trouvant face à face.
Le maire, M. le vicomte de Varnetot, petit homme maigre, vieux déjà, légitimiste rallié à l'Empire depuis peu, par ambition, avait vu surgir un adversaire déterminé dans le docteur Massarel, gros homme sanguin, chef du parti républicain dans l'arrondissement, vénérable de la loge maçonnique du chef-lieu, président de la Société d'agriculture et du banquet des pompiers, et organisateur de la milice rurale qui devait sauver la contrée.
En quinze jours, il avait trouvé le moyen de décider à la défense du pays soixante-trois volontaires mariés et pères de famille, paysans prudents et marchands du bourg, et il les exerçait, chaque matin, sur la place de la mairie.
Quand le maire, par hasard, venait au bâtiment communal, le commandant Massarel, bardé de pistolets, passant fièrement, le sabre en main, devant le front de sa troupe, faisait hurler à son monde: «Vive la patrie!» Et ce cri, on l'avait remarqué, agitait le petit vicomte, qui voyait là sans doute une menace, un défi, en même temps qu'un souvenir odieux de la grande Révolution.
Le 5 septembre au matin, le docteur en uniforme, son revolver sur sa table, donnait une consultation à un couple de vieux campagnards, dont l'un, le mari, atteint de varices depuis sept ans, avait attendu que sa femme en eût aussi pour venir trouver le médecin, quand le facteur apporta le journal.
M. Massarel l'ouvrit, pâlit, se dressa brusquement, et, levant les deux bras au ciel dans un geste d'exaltation, il se mit à vociférer de toute sa voix, devant les deux ruraux affolés:
– Vive la République! vive la République! vive la République!
Puis il retomba sur son fauteuil, défaillant d'émotion.
Et comme le paysan reprenait: «Ça a commencé par des fourmis qui me couraient censément le long des jambes,» le docteur Massarel s'écria:
– Fichez-moi la paix; j'ai bien le temps de m'occuper de vos bêtises. La République est proclamée, l'Empereur est prisonnier, la France est sauvée. Vive la République!»
Et, courant à la porte, il beugla: Céleste, vite, Céleste!
La bonne épouvantée accourut; il bredouillait tant il parlait rapidement.
– Mes bottes, mon sabre, ma cartouchière et le poignard espagnol qui est sur ma table de nuit, dépêche-toi!
Comme le paysan obstiné, profitant d'un instant de silence, continuait:
– Ça a devenu comme des poches qui me faisaient mal en marchant.
Le médecin exaspéré hurla:
– Fichez-moi donc la paix, nom d'un chien, si vous vous étiez lavé les pieds, ça ne serait pas arrivé.
Puis, le saisissant au collet, il lui jeta dans la figure:
– Tu ne sens donc pas que nous sommes en république, triple brute?
Mais le sentiment professionnel le calma tout aussitôt, et il poussa dehors le ménage abasourdi, en répétant:
– Revenez demain, revenez demain, mes amis. Je n'ai pas le temps aujourd'hui.
Tout en s'équipant des pieds à la tête, il donna de nouveau une série d'ordres urgents à sa bonne:
– Cours chez le lieutenant Picart et chez le sous-lieutenant Pommel, et dis-leur que je les attends ici immédiatement. Envoie-moi aussi Torchebeuf avec son tambour, vite, vite.
Et quand Céleste fut sortie, il se recueillit, se préparant à surmonter les difficultés de la situation.
Les trois hommes arrivèrent ensemble, en vêtements de travail. Le commandant, qui s'attendait à les voir en tenue, eut un sursaut.
– Vous ne savez donc rien, sacre bleu? L'empereur est prisonnier, la République est proclamée. Il faut agir. Ma position est délicate, je dirai plus, périlleuse.
Il réfléchit quelques secondes devant les visages ahuris de ses subordonnés, puis reprit:
– Il faut agir et ne pas hésiter; les minutes valent des heures dans des instants pareils. Tout dépend de la promptitude des décisions. Vous, Picart, allez trouver le curé et sommez-le de sonner le tocsin pour réunir la population que je vais prévenir. Vous, Torchebeuf, battez le rappel dans toute la commune jusqu'aux hameaux de la Gerisaie et de Salmare pour rassembler la milice en armes sur la place. Vous, Pommel, revêtez promptement votre uniforme, rien que la tunique et le képi. Nous allons occuper ensemble la mairie et sommer M. de Varnetot de me remettre