Oeuvres complètes de Guy de Maupassant, volume 05. Guy de Maupassant
et l'haleine courte du gros homme plaisant à son obésité soufflante.
Vers le dessert il eut une verve de curé en goguette, ce laisser aller familier des fins de repas joyeuses.
Et tout à coup il s'écria comme si une idée heureuse lui eût traversé l'esprit: «Mais j'ai un nouveau paroissien qu'il faut que je vous présente, M. le vicomte de Lamare!»
La baronne, qui connaissait sur le bout du doigt tout l'armorial de la province, demanda: «Est-il de la famille de Lamare de l'Eure?»
Le prêtre s'inclina: «Oui, Madame, c'est le fils du vicomte Jean de Lamare, mort l'an dernier.» Alors madame Adélaïde, qui aimait par-dessus tout la noblesse, posa une foule de questions, et apprit que, les dettes du père payées, le jeune homme, ayant vendu son château de famille, s'était organisé un petit pied-à-terre dans une des trois fermes qu'il possédait dans la commune d'Étouvent. Ces biens représentaient en tout cinq à six mille livres de rentes; mais le vicomte était d'humeur économe et sage et comptait vivre simplement pendant deux ou trois ans dans ce modeste pavillon afin d'amasser de quoi faire figure dans le monde pour se marier avec avantage sans contracter de dettes ou hypothéquer ses fermes.
Le curé ajouta: «C'est un bien charmant garçon; et si rangé, si paisible. Mais il ne s'amuse guère dans le pays.»
Le baron dit: «Amenez-le chez nous, Monsieur l'abbé, cela pourra le distraire de temps en temps.»
Et on parla d'autre chose.
Quand on passa dans le salon, après avoir pris le café, le prêtre demanda la permission de faire un tour dans le jardin, ayant l'habitude d'un peu d'exercice après ses repas. Le baron l'accompagna. Ils se promenaient lentement tout le long de la façade blanche du château pour revenir ensuite sur leurs pas. Leurs ombres, l'une maigre, l'autre ronde et coiffée d'un champignon, allaient et venaient tantôt devant eux, tantôt derrière eux, selon qu'ils marchaient vers la lune ou qu'ils lui tournaient le dos. Le curé mâchonnait une sorte de cigarette qu'il avait tirée de sa poche. Il en expliqua l'utilité avec le franc parler des hommes de campagne: «C'est pour favoriser les renvois, parce que j'ai les digestions un peu lourdes.»
Puis, soudain, regardant le ciel où voyageait l'astre clair, il prononça: «On ne se lasse jamais de ce spectacle-là.»
Et il rentra prendre congé des dames.
III
Le dimanche suivant, la baronne et Jeanne allèrent à la messe, poussées par un délicat sentiment de déférence pour leur curé.
Elles l'attendirent après l'office afin de l'inviter à déjeuner pour le jeudi. Il sortit de la sacristie avec un grand jeune homme élégant qui lui donnait le bras familièrement. Dès qu'il aperçut les deux femmes, il fit un geste de surprise joyeuse et s'écria: «Comme ça tombe! Permettez-moi, Madame la baronne et Mademoiselle Jeanne, de vous présenter votre voisin, M. le vicomte de Lamare.»
Le vicomte s'inclina, dit son désir ancien déjà de faire la connaissance de ces dames et se mit à causer avec aisance, en homme comme il faut, ayant vécu. Il possédait une de ces figures heureuses dont rêvent les femmes et qui sont désagréables à tous les hommes. Ses cheveux noirs et frisés ombraient son front lisse et bruni; et deux grands sourcils réguliers comme s'ils eussent été artificiels rendaient profonds et tendres ses yeux sombres dont le blanc semblait un peu teinté de bleu.
Ses cils serrés et longs prêtaient à son regard cette éloquence passionnée qui trouble dans les salons la belle dame hautaine, et fait se retourner la fille en bonnet qui porte un panier par les rues.
Le charme langoureux de cet œil faisait croire à la profondeur de la pensée et donnait de l'importance aux moindres paroles.
La barbe drue, luisante et fine, cachait une mâchoire un peu trop forte.
On se sépara après beaucoup de compliments.
M. de Lamare, deux jours après, fit sa première visite.
Il arriva comme on essayait un banc rustique posé le matin même sous le grand platane en face des fenêtres du salon. Le baron voulait qu'on en plaçât un autre, pour faire pendant, sous le tilleul; petite mère, ennemie de la symétrie, ne voulait pas. Le vicomte consulté fut de l'avis de la baronne.
Puis il parla du pays, qu'il déclarait très «pittoresque», ayant trouvé, dans ses promenades solitaires, beaucoup de «sites» ravissants. De temps en temps ses yeux, comme par hasard, rencontraient ceux de Jeanne; et elle éprouvait une sensation singulière de ce regard brusque, vite détourné, où apparaissaient une admiration caressante et une sympathie éveillée.
M. de Lamare le père, mort l'année précédente, avait justement connu un intime ami de M. des Cultaux dont petite mère était fille; et la découverte de cette connaissance enfanta une conversation d'alliances, de dates, de parentés interminable. La baronne faisait des tours de force de mémoire, rétablissant les ascendances et les descendances d'autres familles, circulant, sans jamais se perdre, dans le labyrinthe compliqué des généalogies.
«Dites-moi, vicomte, avez-vous entendu parler des Saunoy de Varfleur; le fils aîné, Gontran, avait épousé une demoiselle de Coursil, une Coursil-Courville, et le cadet, une de mes cousines, Mademoiselle de la Roche-Aubert, qui était alliée aux Crisange. Or M. de Crisange fut l'intime de mon père et a dû connaître aussi le vôtre.
– Oui, Madame. N'est-ce pas ce M. de Crisange qui émigra et dont le fils s'est ruiné?
– Lui-même. Il avait demandé en mariage ma tante, après la mort de son mari le comte d'Éretry; mais elle ne voulut pas de lui parce qu'il prisait. Savez-vous, à ce propos, ce que sont devenus les Viloise? Ils ont quitté la Touraine vers 1813, à la suite de revers de fortune, pour se fixer en Auvergne; et je n'en ai plus entendu parler.
– Je crois, Madame, que le vieux marquis est mort d'une chute de cheval, laissant une fille mariée avec un Anglais, et l'autre avec un certain Bassolle, un commerçant, riche dit-on, et qui l'avait séduite.»
Et des noms appris et retenus dès l'enfance dans les conversations des vieux parents revenaient. Et les mariages de ces familles égales prenaient dans leurs esprits l'importance des grands événements publics. Ils parlaient de gens qu'ils n'avaient jamais vus comme s'ils les connaissaient beaucoup; et ces gens-là, dans d'autres contrées, parlaient d'eux de la même façon; et ils se sentaient familiers de loin, presque amis, presque alliés, par le seul fait d'appartenir à la même classe, à la même caste, d'être d'un sang équivalent.
Le baron, d'une nature assez sauvage et d'une éducation qui ne s'accordait point avec les croyances et les préjugés des gens de son monde, ne connaissait guère les familles des environs, il interrogea sur elles le vicomte.
M. de Lamare répondit: «Oh! il n'y a pas beaucoup de noblesse dans l'arrondissement», du même ton dont il aurait déclaré qu'il y avait peu de lapin sur les côtes; et il donna des détails. Trois familles seulement se trouvaient dans un rayon assez rapproché: le marquis de Coutelier, une sorte de chef de l'aristocratie normande; le vicomte et la vicomtesse de Briseville, des gens d'excellente race, mais se tenant assez isolés; enfin le comte de Fourville, sorte de croquemitaine qui passait pour faire mourir sa femme de chagrin et qui vivait en chasseur dans son château de la Vrillette, bâti sur un étang.
Quelques parvenus qui frayaient entre eux avaient acheté des domaines par-ci, par-là. Le vicomte ne les connaissait point.
Il prit congé; et son dernier regard fut pour Jeanne, comme s'il lui eût adressé un adieu particulier, plus cordial et plus doux.
La baronne le trouva charmant et surtout très comme il faut. Petit père répondit: «Oui, certes, c'est un garçon très bien élevé.»
On l'invita à dîner la semaine suivante. Il vint alors régulièrement.
Il arrivait le plus souvent vers quatre heures de l'après-midi, rejoignait petite mère dans «son allée» et lui offrait le bras pour faire «son exercice». Quand Jeanne n'était point sortie, elle soutenait la baronne de l'autre côté, et tous trois marchaient lentement d'un bout à l'autre du