La vie de Rossini, tome I. Stendhal

La vie de Rossini, tome I - Stendhal


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des doigts de la main gauche, durillons qui la déforment entièrement; mais l'on parvient à tirer de l'instrument des sons parfaits. Si le plus habile joueur de violon passe trois ou quatre jours sans faire deux heures de gammes, ses sons ont déjà moins de pureté et ses passages moins de brillant. Le degré de patience et de constance nécessaire pour ce genre de talent est fort rare dans les pays du midi, et ne s'allie guère à une tête ardente. Tout le temps que l'on joue du violon ou de la flûte, l'on est attentif à la beauté ou à la justesse des sons, et non pas à ce qu'ils expriment. Notez ce mot, il explique encore le secret des deux musiques.

      Il y a eu des pères en Italie qui, dans le siècle dernier, ont condamné leur fils à devenir un bon violon ou un bon hautbois, à peu près comme d'autres faisaient de leurs enfants des castrats; mais de nos jours, le talent de la musique instrumentale s'est tout à fait réfugié dans la tranquille et patiente Allemagne. Au milieu des forêts de la Germanie, il suffit à ces âmes rêveuses, de la beauté des sons, même sans mélodie, pour redoubler l'activité et les plaisirs de leur imagination vagabonde.

      Il y a une vingtaine d'années qu'à Rome on entreprit de donner Don Juan; les symphonistes essayèrent, pendant quinze jours, de faire aller ensemble les trois orchestres qui se trouvent au dernier acte de cet opéra, pendant le souper de don Juan. Jamais les musiciens de Rome n'en purent venir à bout. Ils étaient pleins d'âme, et n'avaient nulle patience. Par contre, j'ai vu, il y a quinze jours, l'orchestre de l'Opéra, rue Le Peletier, jouer admirablement, à la première vue, une symphonie diabolique de Cherubini, et ne pouvoir accompagner le duo d'Armide, chanté par madame Pasta et Bordogni. J'ai vu à l'Opéra de superbes talents, cultivés avec une patience à toute épreuve, et pas de génie musical.

      A Rome, il y a vingt ans, on déclara, d'une voix unanime, que les étrangers vantaient beaucoup trop l'œuvre de Mozart, et que le morceau des trois orchestres, en particulier, était tout à fait absurde, et digne de la barbarie tudesque.

      Le despotisme minutieux8 qui depuis deux siècles enlace et étouffe le génie italien, a fait tomber la critique permise par la censure dans les journaux, au dernier degré de grossièreté et de bassesse; on appelle un homme un scélérat, un âne, un voleur, etc., à peu près comme à Londres9, et bientôt à Paris, pour peu que la liberté de la presse continue à nous apprendre à mépriser un homme vulgaire, même lorsqu'il imprime. Ordinairement en Italie le journaliste est lui-même l'un des principaux espions de la police, et celui par lequel elle fait injurier tout ce qui acquiert une notabilité quelconque, et par là lui fait peur. Or, en Italie comme en France, comme partout, l'opinion publique sur les spectacles ne peut se former que par les journaux; c'est une pensée qui s'évapore si personne ne se présente pour la recueillir, et, faute d'avoir noté la première chaîne du raisonnement, jamais l'on n'arrive à la seconde.

      Je demande pardon d'avoir présenté une idée odieuse, mais je serais au désespoir qu'on jugeât de la belle Italie, de la terre sublime qui recouvre les cendres, encore chaudes, des Canova et des Vigano, par les turpitudes de sa presse périodique, ou sur les phrases vides d'idées des livres que la peur ose encore imprimer. Jusqu'à ce que l'Italie ait un gouvernement modéré, comme celui dont on jouit en Toscane depuis dix-huit mois, je demande en grâce, et je puis dire en justice, qu'on ne la juge que sur cette partie de son âme qu'elle peut révéler par les beaux-arts. Aujourd'hui il n'y a que les espions ou les nigauds qui impriment.

      Je me trouvais il y a quelques années (1816) dans une des plus grandes villes de Lombardie. Des amateurs riches, qui y avaient établi un théâtre bourgeois, monté avec le plus grand luxe, eurent l'idée de célébrer l'arrivée dans leurs murs, de la princesse Béatrix d'Este, belle-mère de l'empereur François. Ils firent composer, en son honneur, un opéra entièrement nouveau, paroles et musique; c'est le plus grand honneur qu'on puisse rendre en Italie. Le poëte imagina d'arranger en opéra une comédie de Goldoni, intitulée Torquato Tasso. On fait la musique en huit jours, la pièce est mise en répétition, tout marche rapidement; la veille même de la représentation, le chambellan de la princesse vint dire aux citoyens distingués qui tenaient à honneur de chanter devant elle, qu'il était peu respectueux de rappeler, devant une princesse de la maison d'Este, le nom du Tasse, d'un homme qui a eu des torts envers cette illustre famille.

      Ce trait ne surprit personne, on substitua le nom de Lope de Vega à celui du Tasse.

      La musique ne peut, ce me semble, avoir d'effet sur les hommes qu'en excitant leur imagination à produire certaines images analogues aux passions dont ils sont agités. Vous voyez par quel mécanisme indirect, mais sûr, la musique d'un pays doit prendre la nuance du gouvernement qui forme les âmes en ce pays. De toutes les passions généreuses, la tyrannie ne permettant en Italie que l'amour, la musique n'a commencé à être belliqueuse que dans Tancrède, postérieur de dix ans aux prodiges d'Arcole et de Rivoli. Avant que ces grandes journées eussent réveillé l'Italie10, le nom de la guerre et des armes n'était employé en musique que pour faire valoir les sacrifices faits à l'amour. Comment des gens à qui la gloire était défendue, et qui ne voyaient dans les armes qu'un instrument d'insolence et d'oppression, auraient-ils pu trouver du charme à rêver aux sensations guerrières?

      Voyez, au contraire, la musique à peine née en France, produire sur-le-champ le sublime: Allons, enfants de la patrie, et le Chant du départ. Depuis trente ans que nos compositeurs imitent les Italiens, ils n'ont rien fait d'égal; c'est qu'ils copient, à l'aveugle, l'expression de l'amour et que l'amour, en France, n'est qu'une passion secondaire que la vanité et l'esprit se chargent d'étouffer.

      Quoi qu'il en soit de la vérité de cette remarque impertinente, je pense que tout le monde est d'accord que la musique n'a d'effet que par l'imagination. Or il est une chose qui paralyse sûrement l'imagination, c'est la mémoire. A l'instant qu'en entendant un bel air, je me rappelle les illusions et le petit roman qu'il avait fait naître en moi à la dernière fois que j'en fus ravi, tout est perdu, mon imagination est glacée, et la musique n'est plus une fée toute-puissante sur mon cœur. Si je la sens, ce ne sera que pour admirer quelque effet secondaire, quelque mérite subalterne, la difficulté de l'exécution par exemple.

      Un de mes amis écrivait, il y a un an, à une dame qui se trouvait à la campagne: «L'on va donner Tancrède au théâtre Louvois; ce n'est qu'à la trois ou quatrième représentation que nous sentirons bien les finesses de cette musique si fraîche et si belliqueuse. Après l'avoir comprise, elle s'emparera de plus en plus de notre imagination, et sera dans la plénitude de sa puissance durant vingt ou trente représentations, après quoi elle sera usée pour nous. Plus vif aura été notre amour dans le commencement, plus souvent il nous aura engagés à chanter cette musique sublime en sortant du spectacle, plus complète sera notre saturation, si j'ose m'exprimer ainsi.» On ne saurait, en musique, être fidèle à ses anciennes admirations. Si Tancrède ravit encore après quarante représentations, ce sera un autre public; une autre classe de la société sera venue à Louvois, attirée par les articles des journaux; ou bien, c'est que l'on est si mal à ce théâtre, le corps éprouve un tel supplice pendant que les oreilles sont charmées, que la fatigue se montre bien vite, et qu'on ne peut guère goûter à chaque soirée qu'un acte d'un opéra; au lieu de quarante représentations, il en faudra quatre-vingts pour apprécier Tancrède.

      Une chose fort triste, qui est peut-être une vérité, c'est que le beau idéal change tous les trente ans, en musique. De là vient que cherchant à donner une idée de la révolution opérée par Rossini, il a été inutile de remonter beaucoup au delà de Cimarosa et de Paisiello11.

      Lorsque, vers l'an 1800, ces grands hommes cessèrent de travailler, ils fournissaient de nouveautés, depuis vingt ans, tous les théâtres d'Italie et du monde. Leur style, leur manière de faire, n'avaient plus le charme de l'imprévu. Le vieux et aimable Pachiarotti me contait, à Padoue, en me faisant admirer son jardin anglais, la tour du cardinal Bembo, et ses beaux meubles, curieusement apportés de Londres, qu'autrefois, à Milan, on lui faisait répéter chaque soirée, jusqu'à cinq fois,


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<p>8</p>

En 1795, un homme de beaucoup d'esprit, très-jeune alors, M. Toni, qui depuis est devenu un imprimeur célèbre, était employé du gouvernement vénitien à Vérone; il y vivait heureux et content d'un petit emploi de dix-huit cents fr., et faisait la cour à la princesse P****. Tout à coup il fut destitué, avec menace de prison. Il courut à Venise: après trois mois de finesses et de sollicitations, il put adresser un mot, entre deux portes, à un membre du conseil des Dix, qui lui dit: «Pourquoi diable aussi avez-vous fait faire un habit bleu? nous vous avons cru jacobin.» L'année 1822 a été témoin, à Milan, de traits de cette espèce. Aimer le Dante, qui écrivait en 1300, passe, en Lombardie, pour un trait de carbonarisme, et les amis libéraux d'un homme qui aime trop le Dante cessent peu à peu de le voir aussi fréquemment.

<p>9</p>

Voir les injures atroces dont un nommé Philpott vient d'affubler le célèbre M. Jeffrey, le directeur du meilleur journal qui existe, la Revue d'Edimbourg.

<p>10</p>

Voir dans la correspondance de Napoléon, année 1796 l'esprit public de Milan et de Brescia. Vingt-quatre coquins habillés de rouge, chargés de la police de la ville, formaient toute l'armée milanaise. Voir, dans les bulletins de l'armée d'Espagne, ce que Napoléon avait fait de ce peuple.

<p>11</p>

Je n'ai pas besoin de rappeler que le docteur Burney a donné une excellente histoire de la musique. Je trouve que ce bel ouvrage est gâté par un peu d'obscurité. Peut-être que le voile désagréable qui s'interpose entre notre œil et les idées de l'auteur vient de ce qu'il ne nous a pas dit bien clairement quel était son credo en musique. Peut-être aurait-il dû donner des exemples de ce qu'il trouve beau, sublime, médiocre, etc.